Macbeth Underworld de Dusapin

Enfin représenté ces jours-ci à l’Opéra-Comique le Macbeth Underworld de Pascal Dusapin, opéra créé à la Monnaie de Bruxelles juste avant le confinement de 2020. Un triomphe, joué à guichet fermé.

 

© Stefan Brion, Opéra-Comique

On l’a attendu plus de trois ans. L’Opéra-Comique qui devait l’accueillir avait trouvé alors (j’en avais fait état à l’époque dans mon blog Le voyageur de notes) la solution de diffuser la captation du théâtre de la Monnaie sur son site, et nous avions tous été assez éblouis, et par la dimension de l’oeuvre et par la si belle et si visuelle mise en scène de Thomas Jolly, vision en noir, blanc et rouge de l’enfer mais, Shakespeare oblige, d’un enfer anglais.



L’enfer, c’est la mémoire

Car c’est cela, “Macbeth underworld”: Macbeth et son infernale lady sont aux enfers, qui ressemble beaucoup plus à celui de Sartre qu’à celui des peintures moyenâgeuses. Pas de flammes qui brûlent les pieds, pas de tortures de diablotins ricaneurs mais un éternel ennui où l’on rejoue des scènes de sa vie sous forme de cauchemars et où, quand on est tué (possible tableau final où Macbeth semble, dans cette forêt, qui se resserre autour de lui, composée d’épines et de branches mortes, comme transpercé), cela ne fait rien puisqu’on était déjà mort. Et l’on voit aussi une Lady Macbeth qui essaie désespérément de réussir son suicide en en pleurant l’impossibilité, de sorte que ne lui reste que le sommeil pour tout oublier. Sauf que l’enfer c’est aussi la mémoire, mais non pas des temps heureux, au contraire: la mémoire de l’horreur où l’on côtoie les fantômes odieux, celui du roi que l’on a assassiné, Duncan, un poignard à jamais planté dans son dos sanglant, celui de l’enfant qu’on n’a jamais eu, celui de son propre époux, si indifférent à votre propre détresse, et qui ne songe qu’à ses moments de grandeur en cherchant l’inutile clé qui lui permettra d’y revenir.

“Noirs sont les amants qui rêvent, qui créent et qui tuent” On ne sait plus si ce texte superbe est de Shakespeare ou de l’auteur du livret, Frédéric Boyer. Bien sûr, être familier du “Macbeth” original prépare davantage à la bonne réception de l’oeuvre. Surtout pour suivre le déroulement des tableaux, car cet enfant, par exemple, est peut-être celui jamais né, ou celui à jamais orphelin, ou celui assassiné dans une autre tragédie, “Richard III”, ou dans un autre meurtre des Macbeth ou de leurs sbires. Quant à la tache de sang, elle est partout, en goutte ou en trainées lumineuses, là où l’entrée des enfers ressemble à une entrée de cabaret avec ce portier qui fut peut-être, vivant, le fou du roi.

 

© Stefan Brion, Opéra-Comique



Un prologue et huit scènes. Entrée des “artistes” commentée par les “Soeurs bizarres” (les trois sorcières) Première scène où les personnages se présentent. Puis l’attente du meurtre dans le château. Mais pourquoi un meurtre puisqu’il a déjà eu lieu? Puis le remords de Lady Macbeth, son retour à l’enfance, où elle était pure encore. Berceuse. Puis la “Nox perpetua”, la nuit perpétuelle du couple maudit. Puis l’arrivée du spectre, le banquet devant les sorcières. Puis la folie de Lady Macbeth. Mais comment redevenir fou? Et comment redevenir mort? Et Macbeth, ultime combat, lui qui a toujours refusé d’être là où il est tombé; mais voici que la forêt se réincarne et Macbeth comprend enfin, s’abandonne, accepte seulement de l’enfant son propre sacrifice. La forêt envahit tout. Peut-être -cela manque-t-il?- aurait-il fallu comme ultime fin revenir au point de départ.


Une écriture musicale hypnotique

Longues tenues de cordes immobiles, inquiétantes, saturées, rompues par une déflagration des vents et des percussions. Mais irriguées, comme l’histoire de Macbeth, par les souvenirs anciens de Berg, de Debussy, presque de toute la musique. Il y a quelque chose d’hypnotique dans cette musique qui refuse (c’est la pudeur et l’élégance de Dusapin) de jouer le cauchemar qui est en scène mais qui apporte constamment un contrepoint avec une écriture vocale aux écarts contrôlés, atonale bien sûr mais dont les lignes traduisent la chute, le déséquilibre, la terrible angoisse, sur le fond si froid d’une éternité irréductible et lugubre. Et parfois un luth aux couleurs de guitare, un bizarre Requiem, des psalmodies à peine parodiques. Une sorte d’humour sans regard apporté par les sorcières ou le portier ébouriffé (citons-les, les remarquables Maria Carla Pino Cury, Mélanie Boisvert, Mélissa Zgouridi et l’excellent John Graham Hall); à peine, à cette deuxième écoute, reprochera-t-on à Dusapin de rester un peu trop constamment dans ce même registre d’écriture orchestrale mais c’est sa volonté probe, ne pas en rajouter, les images qui nous sont projetées suffisent.

Ces images, elles ont la force que leur donne Thomas Jolly dans une mise en scène comme souvent brillante mais mieux: visuellement magnifique et totalement fidèle au sujet de l’oeuvre et à notre mémoire de “Macbeth”, la pièce chez les vivants. Avec toute cette richesse de ces dessins de cauchemar d’une certaine école anglaise, quand les fantômes hantaient les récits sur des fonds torturés. Un simple plateau qui tourne mais d’où naissent des lieux, on l’a dit, en rouge, noir et blanc, cette arbre aux branches comme des excroissances infinies qui dissimulent des sortes de cache d’où surgissent, par exemple, les rires sataniques des sorcières. Ou ce palais lugubre où s’ouvre sans doute la porte des enfers. Et le lit blanc de Lady Macbeth qui essaie d’y oublier son crime dans un sommeil qu’elle ne trouve pas. Réseau de personnages surgissant du haut, du bas, dans un éternel tournoiement comme une pelote qui se dévide et se rembobine aussitôt: l’enfer c’est l’ennui mais aussi le piétinement, les mêmes gestes répétés, le sentiment paradoxal d’une progression immobile. L’effacement du temps.

© Stefan Brion, Opéra-Comique

A Bruxelles en 2020 les rôles de Macbeth et de Lady Macbeth étaient tenus par l’étrange Georg Nigl et Magdalena Kozena. Le couple de l’Opéra-Comique est complètement différent, induisant un autre rapport à la mort ou au monde d’en bas. Jarrett Ott, grand blond américain au physique de footballeur, montre cette énergie de sportif ou plus exactement de guerrier d’un Macbeth légèrement benet qui n’a probablement jamais compris qu’il était mort -cherchant constamment à partir guerroyer, obsédé par les idées fixes d’une vie qu’il n’arrive pas à chasser non même de sa mémoire, mais de ses gestes. C’est d’autant plus intelligent que Lady Macbeth, la serbe Katarina Bradic, est emporté par sa neurasthénie, constamment prête à s’effondrer, si l’effondrement pouvait servir à quelque chose. Elle lucide, lui non. Mais d’une lucidité tout aussi inutile, à se dire que l’inconscience vous tient finalement plus droit.

Voix remarquables. Présence du baryton Ott dans tous les registres et voix très bien projetée, dans une dépense physique constante où le jeu ne contraint jamais la qualité vocale. Bradic, dans les écarts que lui impose Dusapin, met une mélancolie et même un désespoir qui nous émeut . J’ai cité les autres, de beau niveau, ombres qui passent, fantômes qui se battent lentement. Et travail impeccable, d’élégance du son et d’attention aux différents climats de la part du Philharmonique de Radio-France, conduit par un Franck Ollu si familier de la musique d’aujourd’hui et qui, d’instinct, resitue ce “Macbeth Underworld” dans sa double dimension musicale et théâtrale, opéra contemporain ombré de l’esprit des tragédies anciennes: car ce “Macbeth”, joué à guichets fermés (et repris peut-être un jour?), a tant encore à nous dire sur le pouvoir et sur sa perte, dont la mort ne console même pas.

 

Macbeth Underworld de Pascal Dusapin sur un livret (d’après Shakespeare) de Frédéric Boyer, mise en scène de Thomas Jolly, direction musicale de Franck Ollu. Opéra-Comique, novembre 2023.

Précédent
Précédent

Callas a 100 ans