Ravel 150 (avec François-Xavier Poizat)

Maurice Ravel. Ciboure, Basses-Pyrénées (en ce temps-là), 7 mars 1875. Et Paris, 28 décembre 1937, début de la légende.


François-Xavier Poizat © Kaupo Kikkas



En trois temps pour moi (pour l’instant): les orchestres français, un album de “Diapason” '(les confrères) mais aussi un pianiste fort peu connu (chez nous), François-Xavier Poizat, qui nous offre la moindre oeuvre où apparaît le piano. Album parfois imparfait mais surprenant et… gonflé.





André Cluytens, Pierre Monteux, Charles Münch, Michel Plasson, Jean Martinon. Mais aussi Claudio Abbado, Seiji Ozawa, et encore Pierre Boulez qui, après avoir dit pis que pendre de Ravel (à l’époque où il enregistrait Debussy), l’a joué peu après pour en faire de remarquables disques. Comme quoi il n’y a que les imbéciles… (etc)

Et Samson François, Marguerite Long, Jacques Février, Vlado Perlemuter. Les légendes ravéliennes. “L’enfant et les sortilèges” ou “L’heure espagnole” de Lorin Maazel tout jeune. Le “Tzigane” d’un Ferras. L’ “Introduction et Allegro” d’une Laskine. Arrêtons là. Comme si, au lieu de faire table rase du passé, on ne se référait qu’à lui. La légende ravélienne, donc, trouve encore aujourd’hui de quoi se renouveler, même si les “Concertos” (par exemple. Mais il y a l’exception d’un Tharaud, d’un Chamayou) semblent moins concerner les jeunes pianistes français que ceux d’un Saint-Saëns de nouveau à la mode. Et pourtant, sans dévaloriser ces derniers, n’est-ce pas la différence entre la pure virtuosité et la pure musique? (Et qu’en aurait pensé Boulez?!)

C’est pourquoi, dans les nombreux (on l’espère) hommages que les musiciens rendront à Ravel toute cette année, en voici un qui ne mérite peut-être pas tous nos suffrages mais qui doit en recevoir tout de même beaucoup -du maître d’oeuvre, François-Xavier Poizat à l’éditeur, Aparte.

François-Xavier Poizat. Ce n’est pas un pianiste qui hante nos salles. Sur la couverture une tête asiatique et jeune, birmane peut-être. Poizat, franco-chinois qui vit en Suisse. On reprochera cependant à l’éditeur d’un pourtant copieux livret (où, bonne initiative, sont consignés les textes superbes de la moindre mélodie) de ne rien nous dire de ce garçon qui, à 12 ans, avait été remarqué par Martha Argerich; il en a 36 aujourd’hui, sa fiche Wikipedia nous dit beaucoup de choses, c’est-à-dire peu, des orchestres, des lieux. Heureusement un texte de lui nous apprend qu’il est tombé dans Ravel quand il était petit, encore faut-il avoir le souffle nécessaire. Il l’a.

Car l’ambition est grande. 6 Cd bien remplis, un copieux livret. Le piano ravélien (solo et 4 mains, celles-ci présentes surtout dans “Ma mère l’Oye” et quelques pièces secondaires) tient en deux cd, alors le reste? Eh! bien les concertos évidemment, la musique de chambre (avec piano, cela exclut par exemple la “Sonate pour violon et violoncelle”), et surtout les mélodies, beaucoup plus nombreuses qu’on le croit et qui seront pour pas mal d’entre elles des découvertes.

Et un pianiste qui ne se contente pas de jouer mais qui a des idées sur ce qu’il joue et ces idées ne sont pas forcément attendues. Pourtant elles tiennent la route. Bien sûr, plus ou moins bien selon les oeuvres qui ne correspondent pas toujours à des principes. Cependant Poizat est assez intelligent pour les modérer, ces principes… Je m’explique: le premier Cd, courtes pièces puis la “Sonatine”, les “Miroirs”, les “Jeux d’eau” proposent un Ravel délibérément impressionniste, chatoyant, ondulant, qui refuse un “Alborada del Gracioso moins acéré , moins déhanché que d’habitude mais qui avec quelque chose de nocturne, un “Alborada” étoilé… Et “La vallée des cloches” qui suit baigne dans cette même atmosphère qui la rapproche du “Gibet” de “Gaspard de la nuit”

François-Xavier Poizat © Kaupo Kikkas

“Gaspard”, justement, le si difficile “Gaspard” Evidemment “Ondine” trouve Poizat à son affaire. Et si son “Scarbo” est plus dansant que sarcastique et noir, le “Gibet” est une merveille d’inquiétant mystère, dans son étrange simplicité.

On est surpris ensuite -pour rappeler que Poizat a des partis-pris-, dès le “Prélude” du “Tombeau de Couperin, pris très vite et sans articuler, du refus de toute référence à ce XVIIIe siècle fantasmé plus que pastiché et qui est aussi celui de Rameau. De même la “Fugue” est dans la même lumière de conte que “Ma Mère l’Oye” (très beau moment aussi, partagé avec Louis Schwizgebel). La “Forlane” est moins bien, dans une volonté délibéré d’échapper au siècle qui la porta; il aurait peut-être fallu cette fois y céder. Le “Rigaudon” est dans une frappe rageuse assez gonflée. Le “Menuet” retrouve l’atmosphère de “Ma mère l’Oye” Et la “Toccata” fait de la haute voltige avec une redoutable élégance.

Un mot aussi des “Concertos”, très bien soulevés par l’acccompagnement de Simone Meneses et du Philharmonia, qui n’hésitent pas dans le “Deux mains” à accentuer le grinçant de certaines interventions instrumentales pendant que le piano (qui nous fait d’ailleurs parfois entendre des détails qu’on n’a guère dans l’oreille) calme le jeu. Un peu trop peut-être dans le mouvement lent. Quant au “Main gauche” il est particulièrement réussi, et d’abord dans la mouvance noire initiale de l’orchestre, comme si la terre (ou la mer) allait cracher sur nous quelque monstre. Et “La Valse” qui s’intercale (version pour piano seul due à Alexander Ghindine) poursuit ce climat de fantômes, Poizat, d’ailleurs, dans toute la partie purement pianistique, n’hésisant jamais à mettre en scène à différents moments la dimension fort inquiétante de l’élégant monsieur Ravel.

La seconde partie de l’album est cependant moins inspirée et c’est Poizat qui la fédère et la tient debout. Les grandes oeuvres -”Sonate pour violon”, “Tzigane”, “Trio”- souffrent d’un violoniste (anglais sans doute) qui joue bien les notes mais passe à côté et de l’esprit du “Blues” de la “Sonate” et du côté pastiche (cette fois) du “Tzigane” qui est censé “puer le violon”. Le “Trio” (Jamie Walton” au violoncelle) tient la route, sans excès de génie! Mais il y a cette rare (et délicieuse) “Sonate violon-piano” de jeunesse…

Même remarque pour les deux Cd de mélodies. Les voix de Brenda Poupard et de Suzanne Jerosme manquent de moelleux -et d’humour quand c’est nécessaire. Le beau timbre de baryton de Florent Karrer souffre d’une diction perfectible -or les textes sont importants, qui ont pour auteurs Jules Renard ou Clément Marot, Mallarmé, Ronsard ou Verhaeren, quand ce ne sont pas des textes traduits du grec ou de l’hébreu. Même Thomas Dollé dans les “Histoires naturelles” (voir ma dernière chronique) se montre un peu trop “grand chanteur”.

Mais cependant, au-delà des cycles (pas si) connus -”3 poèmes de Mallarmé”, “5 mélodies populaires grecques”, “Don Quichotte à Dulcinée”- Poizat, dans sa volonté d’exhaustivité (et son accompagnement est souvent un modèle") nous fait découvrir des petites merveilles, indépendantes, qui ont jalonné la vie de Ravel, du “Noël des jouets” de 1905 aux “Rêves” de 1927, des merveilleux “Deux épigrammes de Clément Marot” (1899) aux “Mélodies hébraïques” de 1914 ou, retour en arrière, cette “Ballade de la reine morte d’aimer” (1893) d’un compositeur de 18 ans: tout y est déjà contenu, l’étrangeté pianistique, le goût du pastiche (Renaissance ici), l’économie des moyens et cette élégance parfaite de la ligne musicale.

Il faut encourager le courage, pensait-on en recevant cet album. En fait c’est beaucoup mieux, on l’aura compris. Et l’on guettera désormais François-Xavier Poizat, pas seulement dans Ravel. Que ferait-il dans Debussy, Fauré? Allez, Mozart?



Maurice Ravel: l’intégrale de l’oeuvre avec piano (y compris les oeuvres accompagnées) François-Xavier Poizat, piano et divers musiciens dont ceux du Philharmonia Orchestra dirigé par Simone Menezes. Un coffret de 6 Cd Aparté



Je signale aussi un très intelligent coffret (10 Cd) de mes confrères de “Diapason” autour d’ “enregistrements rares et légendaires” (c’est bien le moins) mais qui a l’exellente idée de confronter des versions, le “Concerto pour la main gauche” par Samson François ET Jacques Février, la “Pavane pour une infante défunte” par Pierre Monteux ET Pedro de Freitas Branco, le “Boléro” par Freitas Branco (encore) ET Sergueï Koussevitsky -un Russe et un Portuguais, c’est bien le moins pour une oeuvre si universelle! Avec aussi des versions de musiciens peut-être inattendus, “La Valse” d’un Kyril Kondrachine ou l’ “Alborada del gracioso” par l’Espagnol (évidemment!) trop oublié Ataulfo Argenta. Sans compter -ô merveilles- deux grandes dames dans le “Tzigane”, Michèle Auclair et Ginette Neveu.





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