A la grange de Meslay des pianistes qui se mesurent à l’échelle de Richter

“Richter, le pianiste libre”: un pianiste russe de légende, découvrant à peine l’ Europe occidentale, tombe amoureux de la campagne française et crée en un lieu magique un festival de piano. Qui fête son 60e anniversaire aujourd’hui. Avec les plus grands pianistes. Mais pas que.


Le rosier Richter et son planteur © Gérard Proust



Il faut commencer par là: ce moment où un rosier est planté, près de la Grange. La Grange de Meslay, dîmière -où l’on entreposait DONC le produit de la dîme, cet impôt de 10 % perçu par l’Eglise pour ses oeuvres, le plus souvent en récoltes et parfois en argent. Il en subsiste en France mais aussi en Allemagne, Angleterre, Belgique ou Suisse. Voici qu’un pianiste qui, à 45 ans, a ébloui l’Occident (on est au début des années 60) lors des premiers concerts qu’il y a donnés, venu en Touraine, tombe amoureux de ce lieu à la sortie de Tours (commune de Parçay-Meslay) et décide d’y fonder un festival de piano. Le 23 juin 1964 il l’inaugure avec la 2e sonate de Prokofiev, son compatriote. Sviatoslav Richter, par la suite, y fera venir les plus grands, et pas seulement des pianistes mais son ami le violoniste David Oistrakh, son autre ami Yehudi Menuhin, une Elisabeth Schwarzkopf, un Maurice André, un Pierre Boulez, une Jessye Norman.

Quelques moments plus sombres quand Richter vieillit, est parfois malade, parfois absent. Et la renaissance. N’égrenons pas: les générations de pianistes (surtout) se succèdent. Tout le monde espère Meslay, rêve de Meslay. Malgré une acoustique… particulière, c’est la magie d’un lieu qui est même construit comme un petit château-forteresse (les malandrins pullulaient) ou comme un monastère, avec le jardin des légumes, les murs de protection, la mare où les grenouilles étaient cette année discrètes et où gambadait une unique oie (rebaptisée l’oie Zabi, en l’honneur des pianistes japonais qui jouent là)

Un rosier Richter couleur Cuisse de nymphe émue © Gérard Proust

Une tradition russe veut qu’on offre une rose aux musiciens qui viennent de jouer. Ce n’est pas une lubie de fans tétanisés de bonheur devant leur idoles. Et Richter adorait les roses. Dans la jolie exposition photo qui raconte 60 ans d’artistes on le voit près du piano une rose à la main. Il y aura donc depuis samedi un rosier “Richter”, avec cet ajout qui lui va si bien, “le pianiste libre”, pour qu’on ne demande pas à tout bout de champ “Richter, celui de l’échelle”?

Jonathan Biss, qui ouvrait le festival, aurait pu avoir droit à une gros bouquet. Le pianiste américain, très rare en France, était la semaine d’avant à la Philharmonie. Vendredi soir, ses deux dernières sonates de Schubert (D.959 et D. 960) étaient magiques. Dans leur évolution si naturelle où chaque note est pensée, poids, résonance, retenue, sans jamais perdre le phrasé, et surtout en ne cherchant pas à en faire des testaments quoiqu’elles aient été composées à quelques mois de la mort prochaine. Non: intemporelles, comme suspendues au-dessus des siècles, dans une sorte de douceur peut-être létale. Même si la dernière a des accents plus inquiets, presque d’angoisse.

Mais Biss fait mieux. Il nous rend sensible le pur caractère du Schubert musicien: le “Wanderer”, le voyageur (la “Wanderer Fantasie”) que fut cet homme qui ne quitta jamais Vienne et ses environs mais dont les sonates pour piano en particulier (comme aussi la “9e symphonie” ou le “2e Trio avec piano”) sont de longues promenades-errances dans des paysages imprécis, aux limites du rêve, randonnées à la Caspar David Friedrich d’une forêt où la Mort est dans l’ombre mais où l’on peut trouver aussi un étrange apaisement. Dans la D. 960, l’ultime, le pas est plus pesant, les grondements à la main gauche plus insistants (l’orage?), on ralentit, on s’assied peut-être (dans le mouvement lent) et puis l’on reprend sa route, car il faut arriver avant la nuit, avant la nuée, sans soupçonner complètement que ce sera la dernière étape.

Jonathan Biss © Gérard Proust

La dernière étape, elle est peut-être dans le “Quintette à 2 violoncelles”.

Le lendemain les deux “Trios” opus 70 de Beethoven par les Wanderer. Toujours cette cohérence, cette communion sonore, cette élégance mais justement: dans le “Trio des Esprits” qu’on avait entendu si hanté il y a un mois par Debargue et ses camarades (chronique du 21 mai), il n’y avait pas le mystère, il n’y avait pas l’intense frisson qu’on y avait senti, illustrant la fameuse phrase du “Nosferatu” de Murnau: “Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”

Mais dans l’autre “Trio” (le 6e) il n’y avait pas de fantômes et c’était très bien.

Les Wanderer: Jean-Marc Phillips-Varjabédian, Vincent Coq, Raphaël Pidoux © Gérard Proust

Le soir nous avons rêvé en russe. D’une Russie d’abord apaisante (et bourgeoise) par Dmitry Masleev, si blond, si tranquille, si classieux. 4 pièces sur 12 des “Saisons” de Tchaïkovsky qu’on avait entendues il y a deux ans à Aix-en-Provence et qui ne m’avait pas convaincu. Masleev les aborde cette fois avec une délicatesse jamais mièvre et une belle élégance. Cela continuera avec diverses pièces moins connues chez nous, “L’alouette” de Glinka, mélodie transcrite par Balakirev, un joli “Nocturne” de Balakirev justement (qui a trop écouté Liszt) et un autre, mélancolique, de Glinka encore. Coup de semonce tout à coup avec la “Nuit sur le Mont Chauve” de Moussorgsky transcrite (mal) par un certain Tchernov qui peine à rendre les trouvailles orchestrales de l’original: c’est brutal, sans poésie, tapageur et raté!

Et Rachmaninov vint: il est devenu si incontournable, surtout pour un Russe. On est moins surpris: les deux plus célèbres “Préludes” (opus 3 n° 2 et opus 23 n° 5) qui… bon, on a connu mieux. D’autres pièces moins célèbres (“Elégies, Fragments, Polka de W.R.” (le papa)) et quelques “Etudes-Tableaux” sous les doigts de Masleev toujours virtuoses mais toujours élégantes. En bis Grieg et Chopin.

Dmitry Masleev © Gérard Proust

Le dimanche matin c’est l’heure des découvertes. Masaya Kamei, Japonais angélique et souriant vainqueur du Concours Long-Thibaud 2022, commence par les “Variations opus 2” de Chopin sur l’air du “Don Giovanni” de Mozart, “Là ci darem la mano”. Cela démarre très bien, beau son, joli toucher ruisselant dans les aigus, de la joie puis l’installation d’un chant bellinien. Mais quand le thème doit résonner, c’est un peu une marche militaire…

On lui sait gré ensuite d’avoir choisi “Gaspard de la Nuit”, l’oeuvre la plus difficile de Ravel. Son “Ondine” est inquiète, troublée, elle sort de l’eau avec de magnifiques sonorités liquides (Kamei devrait évoluer vers Liszt), elle perdra un peu de son mystère ensuite. Le “Au gibet” tient (avec quelques difficultés rythmiques) ce glas de la double note fatale, qui représente le balancement du pendu. Mais la pièce est redoutable. En revanche son “Scarbo” est brutal, qu’il confond avec un Méphisto voleur d’âme, ce que n’est pas ce gnome farceur, même si ces farces sont parfois très noires.

Une belle et trop brève pièce du compatriote, Toru Takemitsu (“Rain Tree Sketch”, encore le thème de l’eau!) et un “Islamey” de Balakirev qui en rajoute dans la sécheresse et la brutalité virtuose : Kamei a ce défaut des jeunes pianistes -et de certains moins jeunes"-de se laisser griser par certains morceaux de bravoure où il faut AUSSI (et même ENCORE PLUS) mettre de la musique, comme dans la section centrale d’ “Islamey”, rêveusement orientalisante.

Bis: une Mazurka de Chopin qui passe et “La Campanella” de Liszt-Paganini, très beau toucher, jamais appuyé, dans la lignée d’un Kissin (seulement pour cette pièce!)

Masaya Kamei © Gérard Proust

Après la sieste dans l’herbe, Alexander Roslavets et Andrei Korobeinikov font résonner le tonnerre. On a entendu Roslavets il y a peu en très beau Boris Godounov au Théâtre des Champs-Elysées. Le voici en récital avec un accompagnateur de prestige. Récital germano-russe (Roslavets vit désormais en Allemagne) hanté par la Mort. A commencer par les “Chants et danses de la mort” de Moussorgsky qui nous marque par la profondeur de la voix et l’intelligence de la sensibilité, dosant les émotions pour laisser la place à un juste sentiment. La Mort s’incarne comme dans les gravures du Moyen-Âge sauf qu’on est dans la Russie du XIXe sècle. Et ces quatre mélodies sont des chefs-d’oeuvre. Deux suivront, de Tchaïkovsky, dont la “Sérénade de Don Juan”: salonnarde, diraient certains, sauf que le salon de Tchaïkovsky est universel. Un Dargomyski, “Zéphir de la Nuit”, petite scène triste.

Puis la partie allemand: trois Schubert admirables, “L’Atlas”, sur qui pèse toute la douleur du monde, “Le double”, car son propre fantôme est debout devant la maison de celle qui ne l’aime plus. Deux poèmes de Heine, comme celui des fameux “Deux Grenadiers” de Schumann. Et un magique “Roi des Aulnes” d’un Schubert de 16 ans, mais si difficile car un seul chanteur incarne quatre personnages dans quatre tessitures. Et ce Roi des Aulnes (la Mort encore) doit chanter d’une voix de fausset, ce que ne peut faire la basse Roslavets. Alors Korobeinikov déchaîne son piano, sans couvrir le chanteur, et la gorge se serre…

Rachmaninov pour finir, mais la Cavatine du court opéra qu’est “Aleko” est superbe aussi. Et dans la “Chanson de la puce” de Moussorgsky, Roslavets, dans la noirceur d’un Méphisto, fait peur.

Alexander Roslavets © Gérard Proust

Il fallait bien une déception. Elle s’incarnait dans le dernier concert, où l’on attendait une pianiste encore si jeune (25 ans) mais que déjà tout le monde suit comme une très grande, Marie-Ange Nguci. Les deux “Concertos” de Chopin promettaient beaucoup. Oui mais déjà… c’était dans une version avec quintette à cordes, et le quintette (2 violons, alto, violoncelle, contrebasse) du Sinfonia Varsovia a de la cohésion mais le son n’est pas très beau (la 1e violon souvent aigre). En outre le “Quintette n° 4” de Boccherini où ils se font entendre en ouverture, malgré deux ou trois idées, n’est pas bien passionnant. Et puis on attend Nguci, Chopin, les chefs-d’oeuvre…

Bon. Cela commence bien, avec une entrée aux cordes chambriste, qui change de la lourdeur de l’introduction orchestrale. Nguci s’installe: c’est véloce, élégant, un peu mozartien, c’est le concerto fougueux d’un garçon de 20 ans. Et puis peu à peu le charme s’évente. Les phrases s’enchaînent, plus précipitées que rapides, les cordes essaient de suivre (et quand le piano n’est plus là on s’ennuie même), et ce piano qui fonce finit par fatiguer, Nguci oublie que Chopin, comme Bellini, c’est un chant qui doit se déployer, c’est un piano qui a une voix. Le mouvement lent manque d’ombres, de nuances. Le final, lui, avec ce rythme si difficile, a la joliesse du concerto de Clara Schumann. Et bien sûr, et pour cela même, cela manque de Chopin.

Marie-Ange Nguci et des membres du Quintette “Sinfonia Varsovia” © Gérard Proust

Nguci a peut-être senti le danger. Le “2e concerto” respire mieux mais c’est le même défaut qui revient par moment, cette énergie un peu chaotique, et le quintette est à la peine. Heureusement l’admirable mouvement lent est plutôt réussi, notes cristallines, intelligence du rubato. Mais le même défaut entache le final, trop pressé, sans laisser le chant nous éblouir. On nous a confié qu’elle-même n’était pas complètement satisfaite. Peut-être cela tenait-il aussi à cette formation bizarre où l’on sentait, et forcément elle le sentait aussi, qu’il nous manquait quelque chose, la profondeur d’un grand ensemble, des cors parfois, que ne pouvait compenser, au-delà de leur talent, un maigre quintette à cordes. On se souvient que Brendel avait enregistré le “12e concerto” de Mozart dans une formation voisine. Mais le “12e” de Mozart n’est pas aussi célèbre que les Chopin.

Imaginez le “Boléro” de Ravel joué par deux violons, une flûte et un triangle.

P.S. Je n’étais pas retourné à Meslay depuis 3 ans (voir le blog “Le voyageur de notes”, juin 2021) Entretemps la mascotte de la Grange, le coq Allan, a disparu. De sa belle mort ou en matelote, on ne sait. L’oie Zabi n’a pas la carrure pour prendre sa place. Lançons un appel aux Tourangeaux: il faut une nouvelle mascotte à ce festival. On réunira un comité pour la baptiser.

60e Festival de la Grange de Meslay, près de Tours. 6 concerts du 7 au 9 juin.

Le Festival se poursuit jusqu’au 16 juin.

Korobeinikov et Roslavets © Gérard Proust

































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