Victor Julien-Laferrière et son jeu de dames

Un joli concert à la Philharmonie de Paris proposé par le Palazetto Bru Zane de Venise. A quoi s’est prêté le brillant Victor Julien-Laferrière avec son excellent partenaire, le pianiste Théo Fouchenneret: les femmes à l’honneur -d’accord c’est un peu la tarte à la crème. Mais en quatre compositrices, et pas n’importe lesquelles, de quoi prouver que nous avons encore à les découvrir VRAIMENT.


Victor Julien-Laferrière et Théo Fouchenneret D.R.



Le concert s’appelle “Belle époque”. Il réunit donc des compositrices de ce temps-là et même d’un peu plus tard. Soient Henriette Renié, Mel Bonis et les soeurs Boulanger. Ce sont celles, il est vrai, que l’on retrouve le plus souvent lorsqu’on veut mettre les femmes à l’honneur, d’autant que dans ces années-là elles commençaient vraiment à se révolter contre le sort de soumission qui leur était réservé. Bientôt une Germaine Tailleferre intégrera un groupe constitué autour de musiciens-hommes et Lili Boulanger, déjà, obtenait un prix de Rome en 1913…

La “Sonate” d’Henriette Renié qui ouvre le programme est la plus ambitieuse, la plus longue, 25 minutes. 3 mouvements classiques avec une partie de piano très développée où brille le talent du trop discret Théo Fouchenneret, excellent partenaire de VJL dans la tradition franckiste. Car l’oeuvre de Renié ne cache en rien ses influences.

Mais cette sonate, nous ne la connaissons que dans sa version révisée, de 1920, faisant oublier son premier état lors de la création en 1896. Oeuvre assez bien reçue (Paul Dukas lui reprochait une certaine monotonie) mais surtout “jouée par un pianiste sans faiblesse et un violoncelliste sans force” écrivait un critique; car c’est évidemment le danger, devant la partie profuse du pianiste, que le violoncelliste peine à se faire entendre.

Théo Fouchenneret et Victor Julien-Laferrière © Caroline Dourtre

Mais Fouchenneret sait doser ses effets, Julien-Laferrière accentuer ses graves, faire résonner ses aigus, dans cette écriture, franckiste on l’a dit, où les instruments cherchent la lumière avant de se replier vers le médium. Piano aux accents parfois fauréens, beau mouvement lent aux puissants accords se dirigeant vers une conclusion majestueuse, final fuyant, comme si les deux instrumentistes se poursuivaient dans une course folle… un peu trop; et cependant de l’énergie, de l’emportement, comme si Renié redoutait qu’on la prît pour une femme, au point qu’à la création elle se fit passer pour un homme, signant “J. Renié”.

Elle avait 21 ans alors. Ce fut sa seule oeuvre pour un autre instrument que celui qui la rendit célèbre, la harpe, elle qui incita Fauré, Debussy ou Ravel à écrire et à enrichir ce répertoire comme elle le fit elle-même, en particulier avec un “Concerto pour harpe” qui, de Lily Laskine à Xavier de Maistre, est joué par tous les virtuoses de l’instrument.

Mel Bonis, cela sonne anglais. Mélanie Bonis sonne au contraire français. Sa “Sonate” fut créée "en 1906, dix ans après celle de Rénier, par le même violoncelliste (Louis Feuillard) accompagné au piano par la compositrice. Les critiques furent élogieuses, ce qui semble prouver aussi qu’il n’y avait pas d’ostracisme particulier face aux compositrices du “beau sexe”. On a été moins convaincu cependant par un mouvement initial qui accumule de belles idées (au piano) et un manque de ligne directrice où le violoncelle se lance parfois dans de grandes envolées, comme pour exister, en humeurs changeantes. Le mouvement lent est plus réussi, d’un sentiment douloureux et simple. Le final ressemble à un Chopin à la française, mélange de clarté et de romantisme où, là aussi, c’est le piano qui triomphe. La “Sérénade”, donnée en bis, en forme de valse-caprice, agréable, flirte avec la musique de salon.

© Jean-Baptiste Millot

En fait, et comme on s’y attendait, vont triompher les soeurs Boulanger, Nadia, dont les trois “Pièces pour violoncelle et piano” datent de 1914. Brèves, d’abord écrites pour orgue, elles prennent l’allure d’une sonatine. Une belle mélodie sur des trilles de piano (la mélodie, ce qui manquait le plus aux pièces de Renié et surtout de Bonis), comme si l’on jouait dans la forêt voisine. Un paysage de feuilles d’automne en guise de mouvement mélancolique. Et un mouvement perpétuel endiablé du piano avec des pizzicati de violoncelle, où l’on évolue vers la toccata, ou vers un sentiment russe, presque orientalisant, qui regarde vers Stravinsky et Prokofiev: est-ce cette mère russe qui s’exprime à travers la musique de l’austère Nadia? Cette mère, petersbourgeoise, qui lui donna son deuxième prénom (le “vrai” étant Juliette)

Nadia, on le sait, abandonna la composition après la mort de Lili, sa cadette, et malgré son talent. Le génie, c’était Lili, pensait-elle, et non point elle. Mais son génie à elle était la pédagogie, l’apprentissage, la transmission.

Lili, morte à 24 ans, eût été vraiment un des très grands compositeurs du siècle -on l’écrit volontairement au masculin pour bien marquer qu’il n’y a pas de son sexué. “D’un soir triste” en est la preuve. Déjà très gravement atteinte (la création en viendra presque un an après sa mort), met-elle dans cette composition si sombre la prescience de sa fin? En même temps que cette maturité si particulière qu’on trouve dans les dernières oeuvres des êtres très jeunes -Schubert, la meilleure preuve. “D’un soir triste”, pendant “D’un matin de printemps”, celui-ci inondé de lumière, celui-là, avec son rythme de procession funèbre, envahi de brume ou de crachin tenace, à la fois déploration d’un jour maussade et cortège où des femmes en coiffe accompagnent on ne sait quel défunt devant des maisons peut-être flamandes aux petits carreaux noirs le long des canaux. Merveille d’évocation, de geste musical, de subtilité d’écriture, de profondeur sévère, de douceur parfois. Et qui met -comme chez ses trois consoeurs- un point final à la querelle possible du sexe. Sauf que se peut amorcer chez Bonis, Renié, Nadia, l’idée d’un “écrivons comme un homme” alors que chez Lili la question ne se pose même pas.

“D’un soir triste” aboutit dans un cimetière champêtre entouré de cygnes, devant la tombe ouverte de Lili.

Les deux garçons -Julien-LaferrIère et Fouchenneret- exemplaires.




Belle époque”: oeuvres d’Henriette Renié, Mel Bonis, Lili Boulanger, Nadia Boulanger. Victor Julien-Laferrière, violoncelle. Théo Fouchenneret, piano. Amphithéâtre de la Cité de la Musique, Paris, le 4 juin.










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