Bizet, Lekeu, Chausson : le bonheur de l’enfance et la tragédie de la jeunesse

Chausson et Lekeu réunis dans un beau Cd, Bizet, dans un autre fort beau Cd avec le “trio des très grands”, Fauré, Debussy et Ravel. Hommage vibrant à la musique française à travers des oeuvres -chefs-d’oeuvre est plus juste- pas si souvent jouées.

Gabriel Le Magadure au centre, le Quatuor Agate autour de lui, Frank Braley à droite © Julien Mignot



La tragédie commence de manière heureuse, dans ce premier Cd paru il y a quelques semaines déjà et placé sous le signe de l’enfance. De merveilleuses partitions à quatre mains que l’on connaît tous mais qui ont rarement été réunies sur le même disque. Fauré, Debussy, Ravel, précédé de Bizet et d’un invité-surprise, Louis Aubert, le benjamin, contemporain et ami de Ravel. Et l’auteur de ces “Feuilles d’images” qui se rapportent seulement partiellement à l’enfance -avec la très drôle et assez jazzante “Danse de l’ours en peluche” mais la “Chanson de route” ou “Des pays lointains” avec ses rythmes subtilement… de là-bas (faisons jouer notre imaginaire) s’adresse davantage à des globe-trotteurs.

Debussy y échappe aussi avec cette merveilleuse “Petite suite” que l’ami de Debussy, Henri Büsser, orchestra si joliment. On se croit dans un tableau impressionniste où Renoir, Pissarro et Monet nous accueillent en bord de Seine un après-midi où le soleil joue avec les feuilles et les rubans des jolies femmes. Oeuvre heureuse qui “ne cherche humblement qu’à faire plaisir”, dixit un Debussy de 25 ans qui la créa dans un état de surexcitation provoquant la panique de son partenaire (moins bon pianiste), Jacques Durand, plus tard éditeur de musique fameux.

Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle © Sylvain Gripoix

Aucune allusion donc à “Chouchou”, la fille adorée que Debussy aura avec Emma Bardac et qu’il ne verra pas mourir à l’âge de 13 ans et demie, un an après lui. Cette Chouchou (Claude-Emma) avait une demi-soeur, Régina-Hélène dite “Dolly”, la fille de Bardac et de… Gabriel Fauré. Etrange consanguinité de la musique française, et c’est pour Dolly que Fauré composa 6 pièces, dont certaines sont, rêveuses, davantage pour les adultes; mais la “Berceuse” est exquise, la “Kitty-valse” (Kitty, la chienne de Dolly) pleine d’humour et “Le pas espagnol” joyeux pastiche de ce pays alors si à la mode, et où l’on n’attendait pas forcément Fauré. On aimerait entendre Debargue et Kantorow jouer cette “Dolly” (voir ma chronique angevine du 21 mai) et retrouver leur enfance.

On a ici Arthur Ancelle et Ludmila Berlinskaya, duo de talent qui ne fait pas de bruit mais d’une très belle complicité, parfois un peu timide dans Fauré (mais la “Berceuse” et “Le pas espagnol” sont très bien, chacun dans leur genre), avec un Debussy de belle lumière et un Aubert aux éclairages variés. Ils ouvrent leur récital par les “Jeux d’enfants” de Bizet, la plus ancienne de ces oeuvres (1871, année difficile): 12 morceaux qui sont un catalogue des jouets et divertissements de ce temps-là: “L’escarpolette” (une balançoire, plus prisée, nous disaient Fragonard et, plus tard, André Messager), “La toupie”, “Les chevaux de bois”, “Les bulles de savon”, “Colin-Maillard”, le joli “Petit Mari, Petite Femme” (version d’époque du Docteur et de l’Infirmière?). Sens de l’aquarelle, génie mélodique, élégance, avec de beaux moments de poésie de la part du duo qui, à certains moments, tourbillonnent un peu trop (“La toupie”! ) Mais “Le bal” qui clôt la suite est charmant, qui est vraiment un bal pour enfants…

Berlinskaya, Ancelle et un piano pour deux © Sylvain Gripoix

Bizet dédia ces “Jeux d’enfants” à de jeunes cousines ou nièces de sa riche épouse. Son fils Jacques n’était pas encore né, qu’il vit à peine grandir et qui, ami et compagnon de lycée de Proust, se suicida, mais déjà largement adulte, par chagrin d’amour. Ravel, lui, qui n’avait pas d’enfant, alla chercher pour “Ma mère l’Oye” deux jeunes filles très bonnes pianistes, Jeanne Leleu, 11 ans, future prix de Rome (nous rappelle Arthur Ancelle dans son commentaire très informé), et Geneviève Durony, 14 ans: “Ma mère l’Oye”, créée à Gaveau, étonna le public car on avait annoncé que les demoiselles avaient 6 et 10 ans…

Ravel avait réécrit les contes en question, pour ses amis Godebski. On aimerait bien les lire un jour. Surtout cette “Laideronnette, impératrice des Pagodes”ou ce “Jardin féérique” qui, dans sa version orchestrale, prend une dimension inouïe -que déjà le duo Anselle-Berlinskaya, sur un seul piano à 4 mains, sait rendre! Des cinq oeuvres c’est sans doute la plus étrange, peut-être la plus belle, car elle ouvre vraiment, par ces sens joints de la miniature et du dépaysement, vers un imaginaire très particulier -celui de Ravel, derrière l’impassibilité qui était sienne, jusque dans cette anecdote contée plus tard par Jeanne Leleu: “Il y avait une certaine glissade qui me torturait le doigt jusqu’à l’ensanglanter. Je demandai à Ravel s’il pouvait me l’aménager. Il me regarda très calmement, avec un petit sourire et dit: “Je suis un bourreau d’enfant”. Et il ne changea pas la glissade”

Gabriel Le Magadure © Julien Mignot

Deux oeuvres plus rares encore sur l’autre Cd, de deux musiciens au sort tragique. Et deux chefs-d’oeuvre, dont l’un trop oublié. Le “Concert” de Chausson: magistrale création pour une formation étrange, un piano, un violon, un quatuor à cordes. Chacun jouant un rôle soliste ou d’accompagnateur, avec une place plus brûlante au violon. Elle fut écrite pour le célèbre Belge Eugène Ysaÿe, qui la créa à Bruxelles en 1892. Chausson n’avait plus que 7 ans à vivre, on sait l’absurdité de cet accident de bicyclette où, dans sa chute,sa tête heurta une pierre. Le “Concert” (mais comme le plus souvent l’oeuvre de Chausson) est d’une puissance lyrique qui rappelle un chef-d’oeuvre proche, le “Quintette avec piano” de César Franck. Petite remarque: on peine, quand on voit le visage austère du père Franck et celui, paisible, du barbu Chausson, à imaginer les abîmes intérieurs qui les conduisirent à cette exaltation, cette extase, musicales: le premier mouvement emporté, l’ostinato du final, la ravissante sicilienne qui rappelle le “En bateau” de la “Petite suite” de Debussy, et l’admirable mouvement lent, qui est le sommet du Cd dont il est temps de citer les interprètes: Le violoniste Gabriel Le Magadure, le pianiste Frank Braley et, dans Chausson, le jeune Quatuor Agate.

L’intérêt de ce Cd n’est pas seulement là: il est rare, rarissime même, que le membre d’un quatuor à cordes passe soliste. Gabriel Le Magadure a été pendant 20 ans, non même le premier mais le second violon du Quatuor Ebène. Et cela se sent dans le “Concert” où il joue de l’esprit chambriste, refusant souvent de se mettre en avant à l’instar d’un autre défenseur de cette oeuvre, Renaud Capuçon, qui le joue aussi souvent qu’il le peut, et en particulier avec Frank Braley, un de ses partenaires préférés. Le Magadure y a forcément pensé. Mais après Capuçon star c’est Le Magadure à sa place. La “Sicilienne” est exquise mais un peu trop sage. En revanche la pudeur du violon dans le mouvement lent, qui met à son diapason les autres musiciens (Quatuor Agate de belle homogénéité), donne à ce passage quelque chose de fantomatique qui vous serre le coeur.

Le Magadure et Frank Braley © Julien Mignot

Guillaume Lekeu, la même année, composait sa “Sonate pour piano et violon”. Il appliquait sans le savoir cette phrase d’Ysaÿe: “Chantez, mes amis, chantez du violon! Le chant est sa raison d’être”. C’était à la demande d’Ysaÿe, son compatriote belge, qui la créa en 1893. Lekeu put l’entendre; il lui restait dix mois à vivre. On suppose qu’il fut victime d’une salmonellose, il mourut le lendemain de ses 24 ans. Cette “Sonate pour piano et violon” est son oeuvre la plus connue. Elle alterne le lyrisme et un chant plus joyeux (le dernier mouvement où le violon distingue la lumière pendant que le piano joue une partition qui rappelle évidemment la “Sonate” de Franck) Et pourtant…

Et pourtant cette musique française, influencée aussi, comme une partie d’entre elle, par Wagner, n’est pas si souvent jouée. On se souvient de l’admirable disque de Christian Ferras et Pierre Barbizet -couplée alors avec la “Sonate” de Franck, qu’on connaissait à peine mieux grâce à Menuhin. Il y eut ensuite Augustin Dumay et Jean-Philippe Collard. Peu d’autres. On n’est pas sûr que Capuçon l’ait beaucoup joué, qui y serait parfait. Et Braley, qui défend ses pages avec virtuosité et la musicalité qui est sienne, l’a déjà dans les doigts.

L’archet de Le Magadure, poussé par le pianiste, est excellent dans le dernier mouvement. Le premier, indiqué “Vif et passionné”, est trop pudique, malgré les efforts de Braley pour entraîner son partenaire. Et le deuxième bien trop paisible. Le Magadure a du mal, semble-t-il, à passer du statut de second violon d’un quatuor à celui de soliste, même quand il est poussé par un pianiste qui, dans ces oeuvres, a une partition de premier plan. Le Magadure donne le sentiment qu’il laisserait volontiers la première place à Braley et celui-ci, très justement, s’y refuse. L’oeuvre n’a-t-elle pas été écrite pour le grand Ysaÿe?

Il n’empêche: il faut avoir aussi ce Cd pour les deux chefs-d’oeuvre pas si fréquentés qu’il contient, exemples admirables de ce que la musique française fait de mieux -même quand elle est belge.






“Passage secret”: Bizet (Jeux d’enfants), Debussy (Petite suite), Fauré (Dolly), Ravel (Ma Mère l’Oye), Aubert (Feuille d’images). Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle, piano à 4 mains Un Cd Alpha

Chausson (Concert pour piano, violon et quatuor à cordes) , Lekeu (Sonate pour violon et piano) Gabriel Le Magadure, violon, Frank Braley, piano. Quatuor Agate (dans Chausson) Un Cd Appassionato











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