Yuja Wang: carnets de routes (de la soie)

Un concert à Paris, un Cd: double actualité pour la flamboyante pianiste chinoise. Et un nombre de compositeurs considérables qu’elle aborde: 3 pendant le concert puis 10 bis (!) Sur le Cd “The Vienna recital”, ils sont 9 dont 4 en bis; et parmi ces 4 il en est 2 qu’elle a joués aussi à Paris. On renonce à compter, on a déjà le tournis, même si, évidemment, Wang se révèle de plus en plus intéressante.

A Paris © Charles d’Hérouville



Dans le programme annuel de la Philharmonie de Paris Yuja Wang annonçait Scarlatti, Beethoven et Chostakovitch. Il ne subsistera que Chostakovitch, les deux autres remplacés par Barber et Chopin. Une Philharmonie très remplie, des murmures accompagnant les stars. Et ectte remarque bougonnée, “On va voir quelle tenue elle a”. Voici à quoi on l’a réduite et qui enflamme You Tube: les mèches en bataille, les stilettos, les robes à ras, de couleurs flashy, les bras nus. Et les oeuvres les plus virtuoses du répertoire, concertos de Prokofiev, Rachmaninov, Tchaïkovsky, Marche turque délirante. Oui mais… il y a un moment où l’on devient grande, où l’on a envie d’échapper à l’image de rock-star qui commence à atteindre quelques personnalités de la musique classique (pas encore énormément mais de plus en plus) et où chacune, d’ailleurs, le prend avec volupté, indifférence, agacement peut-être, un mélange aussi de gourmandise et de lassitude.

Yuja Wang en est là. Mais elle commence à souhaiter une reconnaissance plus profonde, celle d’une grande pianiste qu’elle est, mais débarrassée des oripeaux de star qu’elle continue d’être… et qui continuent de lui plaire

Et l’on assiste ainsi, peu à peu, à une mue qui touche d’habitude les pianistes entre 20 et 30 ans.

Ainsi de la “Sonate” de Samuel Barber. Virtuose, écrite pour Vladimir Horowitz, c’est vous dire (il la créa en 1949… à Cuba!), elle est un mélange de puissance et de poésie, de calme et de fureur -en tout cas sous les doigts de Wang qui la morcelle un peu trop. Belle “toccata” aux sonorités liquides (c’est une forme de toccata plus qu’une véritable), juste sentiment méditatif dans l’impressionnant adagio (mâtiné de quelques sonorités de jazz) Et une fugue pour final, à l’époque Barber était plongé dans l’admiration de Bach.

© Charles d’Hérouville

Mais gêne. Qui ne tient pas à Wang elle-même mais à son statut. Entre les mouvements des applaudissements parfois hystériques qui la déstabilisent quelques instants. Rock star on vous dit. Ainsi les “préludes” de Chostakovitch, qui se veulent le pendant soviétique du Barber américain (puisés dans l’opus 34 de 1933 et dans l’énorme opus 87 (“24 préludes et fugues” qui forment 3 heures de musique) de 1952, forment un patchwork pas très clair même si l’esprit russe (une sorte de marche des ours, une fuite dans la neige) est bien là.

Ah! la tenue justement. Longue robe noire couvrant les épaules et… les éventuels stilettos. C’est un message. Mais le message se révèle contradictoire puisqu’après l’entracte la robe est argentée, les bras nus, les chaussures visibles. Et les “Ballades” de Chopin (la série des quatre, belle idée là aussi de les réunir, même si, on ne sait pourquoi, elle ne les joue pas dans l’ordre) nous désarçonnent. Ainsi dans les deux premières où se succèdent un immense thème romantique et mélancolique (annoncé à mi-voix) et le déchaînement virtuose et débridé d’un second thème, Wang donne le sentiment de jouer des oeuvres différentes au lieu de rendre sensible la structure. Elle le fait davantage dans les deux dernières, qui jouent moins sur les contrastes; et elle pense aussi -mais pas toujours et cela vaut pour tout le programme- à dompter cette main gauche qui fait que souvent le chant de la main droite est en retrait, ce qui, dans Chopin surtout, est un problème.

“Quelle générosité!” Ainsi parlait cette dame avec justesse, à l’issue d’une vraie troisième partie composée de… dix bis! Et l’on sentait que Wang, si heureuse devant son public, aurait pu continuer longtemps, galvanisée par les “hourras!”, les trépignements, reprenant son statut de ravissante poupée virtuosissime. Et ces dix bis, d’ailleurs, partaient dans tous les sens… et dans tous les sens du terme. D’un joli scherzo du “Songe d’une nuit d’été” manquant d’un peu de poids (Mendelssohn/ Rachmaninov) à une “Etude” très réussie de Philip Glass, du “Danzon” de Marquez (tronqué, hélas!) à un “Tombeau de Couperin” survolé, d’un Glinka virtuose (“L’alouette”) et plutôt réussi à un Tchaïkovski (le scherzo de la “Pathétique”) tapageur et de mauvais goût, en passant par un Chostakovitch très bien, un Boulez (!) fulgurant, et pour finir une “Marguerite au rouet” (Schubert-Liszt) très beau, très réussi: mais où est donc, où va donc Yuja Wang? Sinon vers ses publics?

Et, justement, lesdits publics sont-ils compatibles?

© Charles d’Hérouville

On ressent la même chose dans son récent Cd: “The Vienna recital”, qui reflète donc son récital donné à Vienne le 26 avril 2022. Deux bis donnés aussi à Paris subsistent: la belle “Etude n° 6” de Philip Glass, jouée intelligemment et la version d’une certaine Leticia Gomez-Tagle de la “Danzon n° 2” d’Arturo Marquez, popularisée dans sa version orchestrale par Gustavo Dudamel et ses orchestres vénézuéliens. Marquez en a fait lui-même une très belle version pour piano seul à la demande de Simon Ghraichy. On se demande donc pourquoi cette autre adaptation raccourcie et sans charme.

L’ “Intermezzo n° 3” de l’opus 117 de Brahms (autre bis) fait le choix de la simplicité qui confine cependant à la grisaille. Mais le toucher est doux, subtil, les plans sonores bien respectés; le “Ballet des Ombres heureuses” de l’ “Orphée et Eurydice” de Gluck transcrit par Sgambati manque de corps, de rythme, de cette suspension entre ciel et terre voulue et si réussie par Gluck.

Le corps du “vrai” récital de Vienne marque encore davantage ces grands écarts où semble s’inscrire désormais la carrière de Yuja Wang: pas moins de 6 compositeurs (et sans doute y en avait-il d’autres ce soir-là) qui couvre deux siècles -et la place faite aux contemporains est plutôt bienvenue -même si l’on ne voit pas ce qu’apportent les deux “Jazz Preludes” (sur 24) du Russe Nikolaï Kaspoutine, passionné donc de jazz, par rapport à ce qu’ont écrit les grands Américains. Bien mieux, les deux “Etudes” post-bartokiennes de Ligeti qui conviendront sans effort aussi à ceux que rebute le sérialisme (ce n’en est pas) et Wang les assume très bien. Comme elle défend très bien le “Malaga” des “Iberia” d’Albeniz (où on ne l’attend certes pas), plein d’élégance et d’une Espagne intériorisée, moins le “Lavapiès”, d’une structure plus complexe.

© Charles d’Hérouville

Sa “Sonate n° 3” de Scriabine est sans charme, et même avec des doigts lourds. C’est la dernière dont Scriabine partage le romantisme avec Rachmaninov (ils sont contemporains) avant de filer dès la “4e” vers une forme plus ramassée, ésotérique. Wang passe à côté de ces excès-là, où Chopin est encore dans l’ombre. Elle se débrouille bien mieux dans la “18e sonate” de Beethoven (“La chasse”), d’une juste énergie… beethovénienne même si, ça et là, des accélérations hors de propos (toujours cette virtuosité à laquelle elle se laisse prendre!) et certains accents brutaux entachent une lecture plutôt convaincante.

Mais c’est ainsi: en deux récitals, Vienne et Paris, on aura presque fait le tour de la planète musicale. Avec ses pleins et ses déliés, ses réussites et ses imperfections (la digitalité, évidemment, ne mérite aucun reproche), sans qu’on puisse en déduire vers quel répertoire va Yuja Wang, quel univers elle maîtrise mieux ou moins bien. Comme si cette avidité de tout jouer avait pour seul but, outre une curiosité pour cette musique occidentale dans laquelle une Chinoise ne va pas baigner spontanément (et on s’incline devant cette qualité-là), de faire oublier les effets pyrotechniques en jupe courte et stilettos véhiculés par les réseaux sociaux.

Les routes de la soie plus passionnantes que les autoroutes de la mode.

A Vienne © Julia Wesely






Barber (Sonate opus 26) , Chostakovitch (Quelques préludes et fugues, opus 34 et 87), Chopin (Les 4 Ballades) + 10 bis!

Philharmonie de Paris le 5 juin.

The Vienna recital: oeuvres de Beethoven, Scriabine, Albeniz, Kapoustine, Ligeti, Brahms, Glass, Marquez/Gomez-Tagle et Gluck/Sgambati. Un Cd DG






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