A l’Opéra-Comique un “Domino noir” qui mérite un double-six.
Reprise, pour l’ouverture de saison de l’Opéra-Comique, d’un charmant spectacle créé en 2018 dans une mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort. Musique d’Auber, troupe affutée d’habitués menée par Anne-Catherine Gillet et Cyrille Dubois. Gros succès pour cette seconde “première”
Mais double-six, diront certains, qui est le score le plus élevé aux dominos, cela ne fait que 12. Et donc si l’on note sur 20 on est loin du compte. Je ne vais pas entrer dans les détails, j’ai trouvé ce jeu de mots qui, je l’accorde, est assez piètre, ne m’en privez pas. Sur 20 cela vaudrait bien plus que 12, même s’il y a quelques réserves à émettre sur ce “Domino noir”. Un domino qui (c’est la définition de monsieur Robert) était un “costume de bal masqué consistant en une robe flottante à capuchon”. Il ne cachait donc rien à moins, puisque bal masqué, d’y ajouter un masque et de porter un loup.
Evidemment, et pendant l’ouverture (au son un peu canaille de l’orchestre de chambre de Paris, et l’on n’est pas sûr que ce soit voulu), on voit des personnages s’agiter en avant-scène habillés en dominos, double-six et surtout cinq et deux. Clin d’oeil qui ne reviendra plus et c’est peut-être dommage. Mais il y a une histoire à raconter et des chanteurs qui doivent chanter… des airs parfois difficiles. Auber avait une admiration considérable pour Rossini, déjà parisien: “Rossini avait une belle voix de baryton. Quant à son art d’accompagner, il était merveilleux. En rentrant chez moi j’avais grande envie de jeter mes partitions au feu. A quoi bon faire de la musique quand on n’en sait pas faire comme Rossini?” Pourtant la musique d’Auber est charmante et bien écrite, empruntant aussi à Rossini l’art de périlleuses vocalises. Mais le génie est du côté de l’Italien, qui lui renvoyait la balle: “Auber? Oui, petite musique… d’un grand musicien”
Daniel-François-Esprit Auber. Qui mourut fort âgé, à 89 ans, pendant la Commune de Paris, en 1871. Il est probable (je le dis pour les provinciaux) que, de la station de RER fort fréquentée qui porte son nom, la majorité des usagers ignore qui il était. Au-dessus il y a l’Opéra-Garnier. Et, autour, les rues qui portent les noms d’Auber, Halévy, Meyerbeer et Gluck, et du plus fameux librettiste de ce temps-là, Eugène Scribe.
Un Scribe d’une incroyable prolixité, dramaturge d’abord, qu’on ne joue jamais, alors que dans sa production il doit bien y avoir (cher Michel Fau, par exemple) des pièces qui tiennent debout. Si l’on en juge par son nom que l’on retrouve aussi dans tant de livrets d’opéra. Avec Auber, par exemple, il y eut 39 collaborations, ce qui prouve que beaucoup de ces opéras-là sont tombés eux également dans un oubli peut-être injuste. Scribe et Auber se connaissaient depuis 1823. “Le domino noir” date de 1837. Berlioz en dira du bien, à sa manière, glissant une goutte de vinaigre dans la suave boisson qu’il destine à Auber, d’une génération son aîné.
La reine d’Espagne a coutume de donner un grand bal masqué qui ouvre les fêtes de Noël. Horace de Massarena, jeune noble guère riche mais fiancé à une fille de comte qui lui apportera la fortune, est tombé amoureux d’une apparition l’année précédente, un “domino noir” dont il ignore l’identité car il s’est envolé, tel Cendrillon, à minuit. Durant la course-poursuite de cette nuit de réveillon, il reverra sa belle, qui, tendre avec lui, lui révèle ne pouvoir se marier malgré le trouble qui l’a saisie à la vue du jeune homme. Course-poursuite car interviennent aussi le meilleur ami d’Horace, sa fiancée, un lord anglais jaloux, une gouvernante bien en chair, certaine nonne arrogante, un concierge benet et différents aristocrates chauds comme la braise qui, au temps de Metoo, auraient eu quelque tracas. Mais l’intelligence du livret n’est évidemment pas dans un dénouement qu’on a deviné dès la première minute (“Ils seront heureux et auront beaucoup d’enfants -si la tuberculose ne les emporte pas (c’est moi qui rajoute)”)- mais dans l’identité du “domino noir” et les raisons qui la poussent à un célibat qui, visiblement, ne la rend guère joyeuse. On ne saura vraiment qui elle est qu’à la toute fin.
Musique entraînante, avec une touche d’Espagne (qui n’était pas encore tout à fait à la mode) bien plus discrète en tout cas que dans “Carmen”, pour ce qui est vraiment un opéra comique, c’est-à-dire avec des parties parlées fort nombreuses. Entraînante et parfois surprenante, sans adéquation du contenu et de la forme, quand des invocations à la Sainte Vierge se font sur un tempo de valse! Mais Hecq et Lesort, et c’est sans doute la petite déception que l’on a quand on connait leur inépuisable imagination, essaient d’abord de camper les personnages, de les caractériser, et ils y réussissent fort bien. Cela au prix d’une certaine sagesse, en particulier dans le premier acte où, devant une énorme horloge façon musée d’Orsay qui, à l’instar de celle de “La cantatrice chauve” de Ionesco, donne l’heure qu’elle a envie de donner, la rencontre de nos deux amoureux manque un peu de rythme, malgré la présence de ce lord anglais que Laurent Montel incarne avec beaucoup de drôlerie, aussi hystériquement irascible que le général Irrigua d’ “Un fil à la patte” de Feydeau.
Mais, par exemple, les danses farfelues qui se multiplient en fond de scène, derrière l’horloge, ne fonctionnent pas vraiment car il y a une intrigue qui se joue devant nous et que nous suivons. Le talent d’Hecq et Lesort -outre le rythme impeccable que l’on trouvera vraiment dans les actes 2 et 3- passe plus par des détails complètement absurdes, l’incarnation zoomorphique à ce bal qui transforme le lord anglais en porc-épic ou l’ami d’Horace en paon; le cochon rôti à l’acte 2 qui reprend vie comme un fantôme de cochon (on retrouve l’amour pour les marionnettes des metteurs en scène) -et quand a-t-on vu, dans un monastère (même espagnol), des statues géantes de Satan ou d’un démon pour rappeler sans doute la tentation du péché?
On oublie encore beaucoup de jolis détails, d’amusantes trouvailles, comme les coiffes animées des nonnes, qui ont conduit tout le personnel d’accueil de l’Opéra-Comique à nous recevoir, hommes compris, en cornettes. La reine d’Espagne de ce temps-là était encore une petite fille de sept ans, qui ne pouvait donc donner de bal. La royauté espagnole, conservatrice et fin de race, n’était pas méprisée qu’en France, souvenons-nous des toiles de Goya. Isabelle II, qui régnait, aura une monarchie chaotique, bombardant ses amants ministres incompétents, dans une instabilité qui n’empêchera pas une passion française pour l’hispanité perdurant jusqu’au XXe siècle, avec Ravel et Debussy. Auber en inaugurant la chaîne.
Cyrille Dubois, avec sa voix d’or, sa projection magnifique, incarne Horace. Mais c’est là qu’on voit que les chanteurs ne sont pas toujours des acteurs. Autant, quand il parle, son personnage est benet et presque mièvre, autant quand il chante il devient émouvant, comme dans le très beau duo “A ces accords religieux” de l’acte final où celle qu’on appelle désormais Angèle chante cachée de nous pendant qu’Horace, désespéré, s’imagine sans elle -cela ressemble à du Gounod. Angèle, alias Anne-Sophie Gillet, se tire avec un immense talent, malgré parfois un vibrato ou des notes pas toujours placées, de ce rôle où il faut jouer la comédie, ce qu’elle fait avec un art de la transformation (car son personnage prend diverses identités) remarquable. Voir comment, dans l’air “La belle Inès” (pour le coup presque andalou!), son personnage de grande aristocrate madrilène cherche à incarner une petite paysanne, avec juste la légère maladresse et les moments d’incertitude où l’on lit sur son visage, pendant qu’elle chante, la constante interrogation: “ Comment ça réagit, comment ça se comporte, une paysanne de l’Aragon"?”
Bon Léo Vermot-Desroches dans le rôle de l’ami. Charmante Victoire Bunel dans le rôle de la gentille fiancée. Marie Lenormand, malgré sa rondeur, rend bien le caractère corsé de Jacinthe, qui nous explique, dans “S’il est sur terre un emploi”, combien tenir la maison d’un vieux garçon est bien plus agréable par rapport au jeune gandin qu’elle sert. Et, bonne fille (intéressée cependant), elle protège joliment Angèle, malgré la présence de son amant Perez, air “Nous allons avoir grâce à Dieu bon souper ainsi que bon feu!”, et bonne présence de Jean-Fernand Setti.
On a aimé enfin le rôle, à peine chanté (mais quand même!), d’Ursule, la nonne jalouse, confié à Sylvia Bergé, sûrement la plus musicienne (et la plus belle voix) des acteurs du Français (maintenant que Judith Chemla n’y est plus). Pour les choeurs “Les éléments”, il y en a un donné aux hommes (les aristos joyeux) et un aux femmes (les nonnes soumises) Avantage aux hommes, qui sont aussi plus nombreux.
Et Louis Langrée, qui recevait ce soir-là le titre de commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres, fait avancer nos dominos à vive allure, attentif à respecter l’équilibre des chanteurs et de l’orchestre, en excellent chef d’opéra qu’il a été souvent -même si cette musique n’est ni “Pelléas et Mélisande” ni la trilogie Mozart-da Ponte (pour citer ses grands succès) Ainsi, sous sa houlette (puisqu’il est aussi le directeur de la noble institution), l’Opéra-Comique respecte sa mission, redonnant vie à des ouvrages dont il ne faut pas oublier qu’ils furent accueillis en leur temps avec beaucoup de succès.
Et certes les goûts changent. Mais le talent survit aux modes.
“Le domino noir”: musique d’Auber, livret de Scribe, direction musicale de Louis Langrée, mise en scène de Christian Hecq et Valérie Lesort, reprise par Laurent Delvert. Opéra-Comique, Paris, le 22 septembre à 15 heures, les 24, 26 et 28 septembre à 20 heures.