A l’Opéra-Garnier des “Brigands” d’Offenbach queers et Technicolor. Et très amusants.

Nouvelle production de l’Opéra de Paris, d’un compositeur qui n’y est pas souvent représenté, Jacques Offenbach, ces “Brigands” “bénéficient” d’une mise en scène qui divise mais qui, très souvent, amuse. Et, de toute façon, d’une distribution pléthorique composée de nombreux spécialistes du roi de l’opérette.


Falsacappa (Marcel Beekman) et sa troupe "recevant" Fragoletto (Antoinette Dennefeld)   ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris



Opérette, opéra-comique: il faudrait discuter longtemps pour définir si ces “Brigands” sont l’un ou l’autre. Opéra-comique a priori (avec de nombreux dialogues parlés) mais alors pourquoi qualifier d’opérette une “Grande-Duchesse de Gerolstein” qui mélange, dans un registre même un peu plus grave, la fantaisie et une discrète émotion? Bref, prenons “Les Brigands” pour ce qu’ils sont, une oeuvre qu’on cite rarement parmi les “must” d’Offenbach, même si on les a redécouverts, grâce à la compagnie spécialisée dans l’opérette qui en prit le nom, au début des années 2000.

“Les Brigands” donc, créés (avec succès et rires) en décembre 1869, moins d’un an avant la chute du Second Empire, dont Offenbach était le compositeur emblématique et qui l’emportera lui aussi, du moins pour quelques années de purgatoire, avant de retrouver, peu avant sa mort, épuisé, en 1880, quelques succès publics ( “La fille du tambour-major” par exemple) qu’il continuait de mériter. Une histoire des inépuisables Meilhac et Halévy mettant en scène, dans une Italie vraisemblable, une bande de brigands autour de leur chef, Falsacappa. Mais les affaires ne rapportent guère, et les troupes de Falsacappa s’en plaignent, lui promettant de lui faire la peau s’il ne leur donne pas les pistoles (et non les pistolets) qu’ils réclament. Or voici que se présente une affaire lucrative: la dot de 3 millions versée par le duc de Mantoue à sa fiancée la princesse de Grenade. Il s’agit simplement, pour accéder au duc, de se substituer par la force à la suite de la princesse, à la princesse elle-même (elle sera remplacée par la fille de Falsacappa, la jolie Fiorella) et, ayant accédé ainsi à la cour du duc, de lui voler l’argent.

Mais évidemment un grain de sable…

Les mêmes entourant Falsacappa (M. Beekman), Fiorella (Marie Perbost) et Fragoletto (A. Dennefeld)  ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Ajoutons que Fiorella, au désespoir de son père, veut devenir honnête, épouser le jeune banquier Fragoletto qui l’aime, même si Fragoletto trouve beaucoup de plaisir à “faire bandit”. On n’échappe pas (et cela en agace certains) aux allusions à la politique, aux banquiers ou aux dirigeants qui s’en mettent “plein les fouilles” mais cela était déjà dans Offenbach -la coutume très ancrée de faire des allusions à l’actualité du temps, dont on conclut que ce brave Offenbach, admirable compositeur comme plus personne ne devrait l’ignorer, l’est encore de certains scrogneugneus (qui ne sont pas tous des barbons) car, comme le disait une dame, qui doit rêver tous les jours de Wagner ou de “Pelléas”: “On n’est pas là pour ça”. Ben si…

Aussi!

Les carabiniers. Avec leur chef (Laurent Naouri) ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Mais c’est vrai -et l’on a été un peu surpris qu’on soit presque, avec Offenbach, à la limite du scandale façon “Sacre du printemps” (j’exagère un peu)- un partage à l’orchestre de rires et de mines sévères et glacées qui n’hésiteront pas à siffler (minoritaires, les sifflets) et de plus en plus de rires bon enfant en montant dans les étages. Il est vrai que le mélange des ors et pourpres de Garnier (pourtant exactement contemporains d’Offenbach) et de ce qu’on voyait sur scène était un peu “contrastant” (contrastant, ça existe?)

Car il faut en venir à la mise en scène.

Autant je n’avais pas du tout aimé un des derniers travaux de Barrie Kosky à l’Opéra, son “Prince Igor” de Borodine, autant, une fois la surprise initiale passée, j’ai adhéré pleinement à l’idée bizarre, mais qui fonctionne fort bien, de ce Falsacappa sosie de Divine, la drag queen égérie du cinéaste John Waters dans les années 80 du précédent siècle. Pourquoi, diront les mêmes, cités plus haut? Pourquoi pas, répondra-t-on? Et pourquoi, alors, dans “Emilia Perez”, le beau film de Jacques Audiard, ce bandit cruel qui, justement, veut devenir femme? Et pourquoi, aussi, une Calamity Jane ou, pour rester en Italie, cette “Brigantessa”, Maria Oliverio, la Calabraise, qui s’opposa, au nom de la justice sociale, aux troupes même de Garibaldi?

Fiorella (Marie Perbost) et le prince de Mantoue (Mathias Vidal)  ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Donc Falsacappa drag-queen. Et si crédible, incarné par le merveilleux Marcel Beekman qui est le pilier du spectacle -avec un physique de pilier. Lui qui a l’habitude de jouer des travestis -la grenouille Platée dans l’oeuvre éponyme de Rameau sous la direction de William Christie ou la Nourrice du “Couronnement de Poppée” de Monteverdi-, lui qui est un ténor mais à la voix très longue (et le rôle de Falsacappa descend vraiment dans les graves) investit le rôle avec une présence remarquable sans jamais sombrer dans le ridicule, y compris dans les dialogues où il retrouve un léger accent flamand qu’il n’a pas quand il chante.

Autour de lui des seconds, tel Pietro (très bon Rodolphe Briand), en tenue de bar gay (tout cuir et chaînes), et une bande de danseurs seulement vêtus de petites culottes de cuir (roses souvent) avec torses poudrés d’or, les filles plutôt (soutiens-gorge obligés) façon Folies-Bergère. C’est peut-être un peu trop pour les conservateurs, d’autant (c’est son défaut) que Kosky en rajoute dans les cris, les gloussements, les piaillements, il est vrai -je l’ai dit pour le “Domino noir” (chronique précédente)- que les chanteurs ne sont pas toujours de bons comédiens, or il y a du texte.

Les Espagnols autour de la princesse de Grenade (Adriana Bignani Lesca) et de Gloria-Cassis (Philippe Talbot)  ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

“Raconte-moi une histoire de voleurs -Il était une fois un banquier devenu président - Et alors? - C’est tout”. C’est ainsi qu’au “palais Barnier… pardon, Garnier” on reprend les allusions à la politique d’aujourd’hui, comme on le faisait donc à l’époque. Souvent ça passe très bien; et parfois ça casse (les couplets du Caissier beaucoup trop longs et pas toujours spirituels). Mais c’est le jeu. Il suffirait d’ailleurs de s’en remettre à Meilhac et Halévy lors du moment le plus éblouissant du spectacle, l’arrivée des Espagnols dans le style de Vélasquez, cheveux roux et habits dorés, coincés comme les Espagnols de ce temps-là, encadrant une princesse de Grenade (Adriana Bignani Lesca, à la très belle voix sombre, parlée et chantée) déguisée en Ménine (de Velasquez encore). Et les couplets du comte de Gloria-Cassis (Philippe Talbot, parfait) sont irrésistibles dans leur simple bêtise: “Y’a des gens qui se disent Espagnols / Et qui ne sont pas du tout Espagnols / Nous, nous sommes de vrais Espagnols / ça nous distingue des faux Espagnols” Tout cela bien sûr chanté avec un sérieux tirant sur le sinistre, guindé comme c’est pas permis.

Falsacappa (Marcel Beekman) face au caissier du prince (Sandrine Sarroche) ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Est-ce aux deux complices que l’on doit l’idée saugrenue d’une “frontière italo-espagnole”? Ou au climat du temps? Rappel historique qui n’a rien à voir avec notre propos mais tant pis, l’histoire est étonnante et a peut-être inspiré nos librettistes: la reine Isabelle II (celle du “Domino noir” etc) avait abdiqué l’année d’avant “Les Brigands”, l’Espagne était dans l’instabilité et alla chercher le second fils du roi d’Italie qui devint souverain espagnol sous le nom d’Amédée Ier. Mais deux ans plus tard, lassé des disputes du corps politique madrilène et des oppositions à sa propre personne, il déjeune avec sa famille, boit un verre de grappa (l’alcool italien) et se réfugie à l’ambassade d’Italie, tel un opposant pourchassé, lançant sa lettre d’abdication à la tête des députés ahuris.

Mais j’ai à peine parlé de la musique: c’est de l’excellent Offenbach, avec cette capacité incroyable, sur une assise d’airs ou d’ensembles entraînants et joyeux, de distiller des duos romantiques et touchants (les amoureux Fiorella et Fragoletto), des trios où les voix se mélangent avec art (Fragoletto, Pietro et Falsacappa), et des parodies superbes comme le grand choeur où les brigands jouent les mendiants en chantant un “Donnez-nous du pain” que n’auraient pas renié un Gounod ou un Verdi dans des ouvrages bien entendu beaucoup plus tragiques.

Le duc de Mantoue (Mathias Vidal) et ses "girls"  ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Chorégraphie très réussie d’Otto Pichler. Et distribution pléthorique qui, dans son hétérogénéité, réussit à former une vraie troupe. Marie Perbost en charmante Fiorella (jolis aigus) habillée en french-cancan (on l’attend. Mais non!) et, en Fragoletto, une Antoinette Dennefeld qu’on voit grandir de rôle en rôle -Offenbach n’a pas attendu Kosky pour confier à des filles des rôles de garçons, comme avant et après lui. Mais aussi tout un groupe de chanteurs qui firent leurs classes “offenbachiennes” avec Laurent Pelly et Marc Minkowski, ou bien à l’Opéra-Comique, Talbot justement, Yann Beuron, Eric Huchet, Franck Le Guérinel -souvenir de l’éblouissante “Grande-Duchesse de Gerolstein” chantée par Felicity Lott- et même un Laurent Naouri, dans un petit rôle où il s’amuse autant que les autres, comme un Mathias Vidal, abandonnant Lully pour devenir un Duc de Mantoue, comme il se doit vêtu en séducteur mafieux (puisqu’italien), costume blanc chemise noire, et parfaitement à l’aise.

Le "triomphe" de Falsacappa (Marcel Beekman)  ©  Agathe Poupeney/ Opéra national de Paris

Les choeurs débordent parfois, ne sont pas toujours dans le rythme, et Stefano Montanari, qui dirige avec goût, énergie, et un vrai sens de cette musique qu’il rapproche parfois de l’écriture solaire de Rossini, a parfois du mal à discipliner cette horde -costumée avec une intelligence bigarrée par l’excellente Victoria Behr- qui a envahi la scène et qui, en tout cas, s’amuse considérablement au point qu’il faudra, c’est mon souhait et celui de bien d’autres, aller chercher, cher Alexander Neef, dans le corpus offenbachien, d’autres petits chefs-d’oeuvre, largement dignes, on le répète, de la noble institution que vous présidez.

La “Grande-Duchesse” peut-être? Pour que Pelly et Minkowski ne soient plus si seuls.



“Les Brigands” de Jacques Offenbach, livret de Meilhac et Halévy, mise en scène de Barrie Kosky, direction musicale de Stefano Montanari, le 21 septembre. Opéra-Garnier jusqu’au 12 octobre. Et reprise (sous la direction de Michele Spotti) du 26 juin au 12 juillet 2025, même lieu)









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A l’Opéra-Comique un “Domino noir” qui mérite un double-six.