Cd: Les soleils blancs de la mélancolie scandinave par J.B. Doulcet
Un Cd de rentrée très passionnant par un des pianistes de la jeune génération qui a pris son envol il y a quelques années après son 4e prix au concours Long-Thibaud doublé, plus important, du prix du public. Très passionnant parce que consacré à trois compositeurs qu’on n’associe pas toujours au piano, ou à ces oeuvres-là: Grieg, Sibelius et Nielsen.
Joli texte où Doulcet explique comment les hasards de la vie l’ont conduit à arpenter ces terres scandinaves qui ne sont pas forcément les plus attendues pour un jeune Français, d’abord avec des professeurs “de là-bas” puis (soyons romantique!) grâce à l’amour d’une jeune Danoise avec qui, d’ailleurs, puisqu’elle est violoniste, il joue en duo. Les deux ont créé un festival de musique à Odense, grosse cité du royaume de l’ex-reine Margrethe -pour ceux qui ne suivraient pas l’actualité des têtes couronnées, elle a abdiqué en faveur de son fils Christian en juin dernier.
(Et pour ceux qui suivraient encore moins l’histoire des têtes couronnées, la tradition danoise, quand ce sont les hommes qui montent sur le trône est d’alterner les “Christian” et les “Frédéric” et ce, depuis plusieurs siècles. Le fils aîné du nouveau roi Frédéric s’appelle ainsi Christian. Tout cela n’ayant, bien sûr, rien à voir avec notre propos)
Quoique…
Il est vrai qu’aujourd’hui, dans le domaine assez sinistré, même s’il résiste, du Cd classique, on a deux options: soit bille en tête, prouver que le jeune pianiste qu’on est, ou la jeune chanteuse, a l’ambition de se mesurer aux plus grands et propose d’emblée la “Waldstein” (ènième version), les lieder de Schumann ou (option baroque) un choix d’airs de Haendel. Soient les chemins de traverse, l’oeuvre peu jouée d’un grand maître (mais il y a une raison si elle est peu jouée) ou défendre un compositeur mineur en tentant d’en faire, par son propre talent, un génie.
Le talent de Jean-Baptiste Doulcet est autre: se lancer dans un beau travail de recherche sur trois compositeurs connus en France mais pas tant que ça, et pour autre chose que le piano, ou pour le piano mais autrement. Et en tirer, ce qui n’était pas gagné vu de Paris, quelques pépites, de toute façon assez pour en tirer un Cd sans que jamais (ou si peu) on se dise: “ ça, c’est un peu du remplissage”. Donc Grieg le Norvégien, Sibelius le Finnois et, au milieu, le moins connu, le Danois Nielsen. Trois figures qui, dans leur pays, sont des figures nationales.
Grieg, son oeuvre pour piano ne nous est pas étrangère, à commencer par son si célèbre “Concerto” d’un tel charme que certains pianistes font la fine bouche (mais pas Nelson Freire, pas Claudio Arrau, pas Radu Lupu) Il y a aussi ses 10 cahiers de brèves et ravissantes “Pièces lyriques”, dont on avait découvert un bouquet il y a longtemps par -tout de même!- Emil Guilels. Doulcet propose autre chose: d’abord la “Suite Holberg”, ou “Suite du temps de Holberg”, Holberg étant un dramaturge norvégien contemporain de Bach. On en connait mieux la version pour orchestre à cordes (Grieg l’a sous-titrée aussi “Suite dans le style ancien) Mais la version originale est pour piano.
Praeludium. Sarabande. Gavotte. Air. Rigaudon. On est dans une suite de Bach, mais cependant avec des accents qui ne lui appartiennent pas, venus du romantisme, d’un esprit schumannien, très curieux mélange, d’une ambiguïté que Doulcet n’accentue pas mais ne renie surtout pas. Et auquel il met une élégance troublante. Ecoutez la douce “Sarabande”, d’une intime tristesse. Et l’ “Aria” ressemble à une de ces grandes déplorations d’un Haendel (mais sans la voix) Le “Rigaudon” finissant l’oeuvre dans une course entre deux ou trois siècles, où il s’agit pour Grieg de tirer un fil artistique entre lui-même et cet Holberg, premier grand écrivain nordique (la Norvège, à l’époque d’Holberg était sous autorité danoise et, du temps de Grieg, sous celle de la Suède)
La “Ballade” est l’oeuvre la plus longue du piano solo de Grieg. Rubinstein la jouait. Elle rappellera le “Thème et variations” de Fauré, dont Grieg était le contemporain. Mais la mélodie qui prête aux variations est d’une grande mélancolie et comme suspendue, bien plus dans l’esprit inquiet d’un Schumann. Doulcet joue cette “Ballade” en insistant sur les déformations de ce thème, presque dans la lignée aussi de la “Rhapsodie Paganini” de Rachmaninov. Beaucoup de raffinement, des silences, des suspensions, un sens de la couleur -grise, la couleur. Grieg composait dans son chalet de musique près de Bergen, la vue sur un fjord majestueux et ses variations de lumière.
J’avais été désarçonné (chronique du 5 février) par ces “Arbres” (The trees, opus 75) que Doulcet avait joués à Nantes, d’un Sibelius énigmatique, poèmes brefs en forme de haïkus musicaux, avec une influence marqué par la Russie la plus pudique -sorbier, pin solitaire et ce “tremble” sur une mélodie toute simple. Ne pas y voir une conscience écologique particulière, ou plutôt la conscience écologique est évidente depuis si longtemps pour un Finlandais -d’ailleurs les grandes fresques symphoniques de Sibelius par lesquelles il est connu chez nous respirent, même quand cela n’est pas dit, les cieux immenses et les interminables forêts. Ecoutez Doulcet dans ces pièces, le réécouter avec cette pudeur, ce sens de la litote dans la moindre note qui est l’esprit même de Sibelius, du Sibelius de la maturité. Le bouleau, plus agité, le sapin, figé dans la neige, demeurent dans cette économie de moyens si bien rendue. Le cycle si bref date de 1914.
Ce piano de Sibelius que l’on connaît si mal avait commencé par un cycle au titre passe-partout, “6 Impromptus”, de 1893. Un Sibelius de 28 ans qui commençait à s’ébrouer à l’orchestre -En Saga, premier chef-d’oeuvre. Premier impromptu comme une marche funèbre qui tourne en rond, deuxième en forme de danse qui paie son tribut à Grieg (encore vivant), troisième solennel, marche peut-être de pélerins universels -le toucher de Doulcet est parfait de douceur précise. quatrième où la danse s’arrête car passe le cercueil d’un trépassé. Cinquième qui paie cette fois son tribut non plus à Grieg mais au Liszt aquatique et cristallin -on joue entre grands maîtres. Sixième, le plus long, qui commence dans un rythme à la Fauré, Sibelius l’a-t-il entendu? Le jeune homme montre dans cet opus 5 ce qu’il sait tout de même faire, d’un instrument qui ne sera jamais son outil favori.
Grieg, Sibelius, Nielsen. Ce dernier, le moins connu des trois et le plus grand des Danois -plus que Gade bien sûr. Les flûtistes, les clarinettistes, ont un beau concerto à leur disposition, les violonistes aussi, qui remplacerait avantageusement celui d’Elgar. Et Bernstein, qui ne faisait pas n’importe quoi, dirigea les symphonies de Nielsen. On passera sur cette brève paraphrase de “Douce nuit, sainte nuit”, délicieusement protestante -il n’y a sur le sapin qu’une étoile qui brille. Mais voici “3 pièces pour piano opus 59”, l’oeuvre la plus récente du Cd, 1929. Nielsen mourra deux ans plus tard.
La première, notée aussi “impromptu” commence avec des harmonies lisztiennes (ou debussyste si l’on veut) puis paie son tribut, lui, à Prokofiev, que Nielsen connaissait forcément, avant une fin abrupte . Grands accords qui ouvre la deuxième avec, là aussi, ce sens de l’ellipse qui semble irriguer (et donc réunir) les trois maîtres. On se demande où va Nielsen, qui semble nous répondre “Doit-on aller quelque part, quand le sol est blanc et poudreux d’incertitude?” Ou bien, comme dans la pièce finale, où l’hommage à Prokofiev est encore plus flagrant, sorte de toccata à la limite de l’atonal.
10 minutes de haute, très haute musique.
On a beaucoup parlé en cette rentrée -coïncidence des parutions- du Cd que le Russe Andrei Gugnine a consacré à Grieg, avec “Holberg” et la “Ballade”, et qui a été gratifié d’un “Diapason d’or” Je ne l’ai pas écouté. L’intérêt du Cd de Doulcet étant évidemment de nouer des liens entre le Norvégien, le Finnois, le Danois, autant pour explorer leur propre individualité que pour traduire un esprit commun, dû peut-être aux “soleils blancs” de ces vastes terres, don de l’épure, sens de la litote, variations sur l’énigme du monde, que Jean-Baptiste Doulcet, attentif à l’esprit de chacun d’eux, met remarquablement en lumière, dans ce Cd de découvertes.
“Soleils blancs” : oeuvres pour piano de Grieg, Sibelius, Nielsen. Jean-Baptiste Doulcet, piano. Un Cd Mirare.