A Radio-France le joyeux Bruckner de Philippe Jordan
Philippe Jordan retrouvait un orchestre qu’il a dirigé deux fois ces dernières années -ce concert était prévu de longue date et la direction de Radio-France en profitait pour annoncer le matin même sa nomination à la tête de l’orchestre National à partir de 2027. On aura eu le soir même une idée de l’ambiance à venir: le sourire du chef, le plaisir des musiciens, l’enthousiasme du public. Dans un bel hommage à Bruckner pour le bicentenaire de sa naissance.
L’élégance de Jordan -le frac. La minceur de la silhouette et aussi toujours cette autre élégance, celle de la gestuelle: une main s’envole, l’autre dessine un mouvement dansé, et puis, ferme, impérieuse, désigne une entrée. Le plaisir commence là, à regarder le chef. A prendre conscience peu à peu, aussi, du plaisir qu’il a lui-même à être ici. De retour. Trois ans après avoir quitté l’Opéra de Paris parce que, dit-il, cette nomination va le recentrer sur le symphonique, lui qu’on associe si souvent au répertoire lyrique -ah! la volupté en suspension des grandes pages de Wagner dont Jordan rendait si bien, un peu trop bien, le génie d’orchestrateur…
Il faut dire aussi que son mandat à l’Opéra de Vienne, qui court encore (jusqu’en 2025) se passe assez mal, mettant en question l’attelage forcé d’un directeur musical et d’un “patron” plus administrateur. Chacun tire là-bas à hue et à dia, et les choix artistiques divergent à ce point que rien ne va plus désormais entre les deux têtes. Et pourtant… Jordan, le franco-suisse (allemand) aurait dû se trouver parfaitement à l’aise en territoire germanique; et c’est ce qu’il va nous prouver aussi ce soir.
Avec une petite introduction, sans doute pour que le concert dure un temps raisonnable: ces “Offrandes Oubliées”, première oeuvre d’orchestre d’un Messiaen de 22 ans “et, confiait-il, “mon premier contact avec le grand public”, lors de la création au Théâtre des Champs-Elysées en 1931 par Walter Straram. 12 minutes “lent-vif-lent” ou plus exactement “La croix-Le péché-L’Eucharistie”. “La croix”: la lenteur douloureuse des cordes fondues dans un même élan, la profondeur de la prière. “L’Eucharistie”: comme une autre méditation, plus mystique encore, lente élévation vers le ciel. Et au milieu ce “Péché”, “course à l’abîme” presque “mécanisée”, où les cuivres bruyants, violents, se substituent aux cordes, on pense dans l’esprit (évidemment pas dans le texte) à “Pacific 231” d’Honegger, aux “Fonderies d’acier” de Mossolov, comme si ce péché-là prenait corps dans un univers à la Fritz Lang, façon “Métropolis”, la machine remplaçant Dieu.
Mais évidemment on attendait tous cette “7e symphonie” de Bruckner, qui est peut-être le chef-d’oeuvre du maître de St-Florian, en tout cas une symphonie qu’il ne chercha jamais à réviser, la jugeant donc en soi telle qu’il l’avait rêvée. Et, il est vrai, pendant cette heure quasi parfaite, on entendait aussi les légers compliments du fameux critique Eduard Hanslick (qui n’aimait guère Wagner non plus) qui, après avoir assassiné toutes les précédentes oeuvres de Bruckner, concédait pour celle-ci “des pointes de génie, des passages intéressants, voire même beaux” d’un compositeur dont la musique lui avait toujours semblé “boursouflée, contre nature, morbide et pernicieuse”. Vienne, d’ailleurs, ne comprit que très tard le génie de celui qu’on considérait seulement comme un remarquable organiste -rien de plus mais c’était déjà un début de célébrité, lors, par exemple, d’une tournée triomphale en France avant la guerre de 1870.
Or c’est avec cette “7e symphonie” (après toutes les autres) que Bruckner connut enfin la gloire, comme une traînée de poudre, après sa création, pas en Autriche mais à Leipzig, sous la direction d’un Arthur Nikisch qui avait su la comprendre. Un autre la comprendra -alors que Bruckner, plus encore que Mahler, était encore considéré chez nous comme un compositeur de quinzième ordre, du sous-Wagner, Wagner qui, il est vrai, était le dieu vivant de Bruckner-, Luchino Visconti, qui utilisa la sublime musique de l’ Adagio dans “Senso”, ce grand film d’amour morbide, Alida Valli et son regard incroyable errant dans les ruelles désertes de Venise à la recherche du bel officier autrichien qui la néglige. En 1954, qui était Bruckner?
Et il fallait être Visconti, avec sa culture et son génie, pour passer outre aussi que Bruckner était le compositeur préféré d’Hitler et que cet “Adagio de la 7e” (j’emprunte l’information à Cyril Passereau, auteur du texte du programme) avait été diffusé à la Radio allemande le lendemain du suicide du Führer.
Mais revenons à Jordan.
Voici donc que l’immense et magnifique thème du premier mouvement démarre comme un grand appel de la forêt (les “Murmures de la forêt” du “Siegfried” wagnérien), intense, éclatant, d’une énergie sans limite (cors, altos, violoncelles superbes), Jordan insistant sur la plénitude sonore de cette musique comme on l’entend rarement pour faire de Bruckner un grand maître de l’orchestre à l’instar d’un Brahms avec qui pourtant il ne partageait pas grand-chose. Et c’est cela qu’on va retenir, cette puissance voluptueuse d’une musique qui pourtant s’élève vers le ciel (Bruckner, ce grand mystique, avec la foi du charbonnier). “Elevez-vous vous aussi” semble dire à ses musiciens la main gauche de Jordan - le dire à ces cuivres exaltés, ces cordes dansantes ; et cette main dessine soudain dans l’air comme une invitation à la valse. Une valse pour Dieu?
Immense et extatique mouvement, qui rapprocherait presque Bruckner de Mahler dans l’orgie sonore et les surprises accordées à nos oreilles, si l’écriture des deux Autrichiens n’était si différente. Deuxième thème, hautbois, clarinettes, violoncelle encore, puis les violons, menés par Sarah Nemtanu avec charisme. Et une sorte de joie -mystique, la joie. On n’est pas dans la gaudriole…- tourné vers une vie éternelle peut-être. Ou, peut-être encore -soyons plus terre-à-terre-, comme si Bruckner avait eu l’intuition que, ça y est, enfin, je vais être compris.
Arrive le deuxième mouvement, cet “Adagio” admirable que Bruckner imagina pour Wagner, après l’annonce de sa mort (à Venise justement. Cher Visconti…): “J’ai pleuré, puis j’ai écrit pour le maître une vraie musique funèbre”. Mais voilà: cette musique-là, ce thème-là qui ouvre le mouvement, il est comme une élégie dont on croit qu’elle va monter elle aussi vers la lumière du ciel, or la voici qui retombe sur une terre douloureuse, telle une bougie qui s’éteint.
Mais Jordan la prend avec la même énergie, la même puissance sonore que le premier mouvement, se consacrant plus -on le sait, c’est son défaut- à la beauté plastque et bien moins à la spiritualité (et, il est vrai, on avait rarement entendu l’orchestre national de France aussi uni, aussi somptueux de couleurs et de fondus) et, du coup, la construction du mouvement, cette dimension spirituelle si bien réussie dans le Messiaen, ne s’incarneront que par éclipse.
On fera un peu le même reproche au “Scherzo” (les scherzos brucknériens sont si immédiatement reconnaissables), un peu inquiet, trompette brutale, tourbillon sonore sous l’éclat écrasant des cuivres avant qu’une petite flûte n’apporte l’apaisement. Jordan morcelle, oublie un peu l’élan aussi puissant qu’angoissant qui emporte vers le final, comme une porte triomphale qui ouvre vers le grand mouvement de la vie -ou de la vie éternelle, encore.
Et, bien sûr, ce final nous redonne un Jordan à son meilleur -les petites phrases admirablement lisibles, la suavité des interventions solistes, cet art du détail joint à ce sens du grand mouvement, ces modulations constantes. On est emporté, séduit, on regarde ce que nos oreilles entendent, la réactivité des musiciens, la vraie présence d’un chef qui nous a donné un Bruckner heureux, inattendu, comme pour nous dire “Oublions l’hommage funèbre, j’en ai fait une ardente élégie symphonique”.
Et le public, qui n’avait peut-être jamais imaginé Bruckner comme cela, dans cette extase sonore, qui applaudit à tout rompre, l’élégant Jordan heureux comme tout, les musiciens du National dont on lit sur les visages une sorte de “On a fait le bon choix” On n’a rien contre l’actuel titulaire, Cristian Macelaru. Mais on se disait tout de même: “Trois ans, ça va être long”
Les Viennois, eux, prirent le train en marche deux ans plus tard, en 1886, en faisant un triomphe -public- à la “7e symphonie” Quant aux critiques… Depuis l’air a changé! Le Philharmonique de Vienne sera à Paris en janvier au Théâtre des Champs-Elysées. Avec Bruckner au programme: l’ultime “9e”. L’ inachevée.
Orchestre national de France, direction Philippe Jordan: Messiaen (Les offrandes oubliées) Bruckner (Symphonie n° 7) Auditorium de Radio-France, Paris, le 21 novembre.