Cd: “La nuit tous les chants d’Hongrie” (romance approximative)

Derrière ce jeu de mots douteux se cachent 2 Cd fort intéressants de musique hongroise, l’un autour de Liszt, l’autre autour de trois compositeurs moins connus, dans une formation rare, le trio à cordes. A ce groupe de 4, finalement, il ne manque que le cinquième, Bela Bartok.

 Tanguy de Williencourt © Julien Benhamou



A oublier que Liszt était hongrois, puisqu’il fut d’abord un des premiers musiciens internationaux, avec son homologue féminine Clara Schumann. On dit “Franz”, prénom allemand mais son vrai prénom était Ferenc; et l’on ne fera pas l’injure de rappeler, de “Rhapsodies hongroises” en “Fantaisie hongroise”, que, de l’empire des Habsbourg, c’était d’abord l’ancien et futur royaume de Hongrie qui lui tenait à coeur.

On le sait (si l’on me suit), je n’aime guère les albums-concepts qui réunissent souvent des choses dispararates mais ce “Muses”-là, de Tanguy de Williencourt, a sa cohérence. D’abord parce qu’il ne se disperse pas: Liszt, encore et toujours. Mais Liszt à travers quelques-unes de ses grandes amoureuses. Certes on peut écouter les oeuvres du Cd en ignorant leurs inspiratrices. Elles sont deux surtout: la fameuse Marie d’Agoult, qu’on nous dit “la compagne de la conquête et de la gloire” et puis la princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein, “celle du retrait et de la création”. Dans quelle mesure Liszt, sans elles, n’eût pas écrit ce qu’elles ont porté? On laissera le soin de le détailler à ses biographes. Ce qui est sûr, c’est que le Cd de Tanguy de Williencourt est réussi.

Par une qualité toute simple mais que beaucoup d’interprètes de Liszt oublient souvent: une virtuosité au service de la musique sans que jamais Williencourt y déroge. Cela commence -tel un étendard- par le “Rêve d’amour”, élégant, subtil (écoutez la délicatesse de la main gauche dans les notes aiguës à la fin du morceau)

Puis Marie d’Agoult entre en scène: la première des “Années de pélerinage” consacrée à la Suisse distille d’abord un très beau “Au lac de Wallenstadt” et “Au bord d’une source” qui nous rappellent (en-dehors des “Jeux d’eau à la Villa d’Este”) l’empathie de Liszt avec l’élément liquide. Suit, pour moi, le sommet du Cd: une “Vallée d’Obermann” magnifique de tenue, de poésie, idéalement construite et mêlant, dans les parties lentes, l’art du silence et de la respiration (quelle poésie!) et une virtuosité toujours imprégné de musique qui est la définition même de Liszt. “Les cloches de Genève” me semblent moins intéressantes (musicalement s’entend) et d’ailleurs ne cherchez pas un son de cloches, il n’y en a pas…

La “Bénédiction de Dieu dans la solitude” nous fait basculer dans les “Harmonies poétiques et religieuses” et nous comprenons que la princesse avait plus de piété que Marie d’Agoult. A moins que ce soit le chemin de Liszt lui-même vers sa prise de robe qui le conduisit à cette merveille qu’est la “Bénédiction de Dieu dans la solitude” où Williencourt rend parfaitement l’épure spirituelle de l’oeuvre, si empreinte d’un mysticisme heureux. Presque le sommet avec la “Vallée d’Obermann”

Le trio Arnold © Sophie Williams

Entre les deux femmes s’en glisse une troisième, Olga von Meyendorff à qui Liszt dédie le tardif “Nocturne” plus anecdotique.

Reste -on revient à Caroline- une “Sonate en si mineur” qui déçoit un peu. Certes il fallait un produit d’appel. Et, disons-le aussi, beaucoup de pianistes ont fait moins bien que Tanguy de Williencourt. Celui-ci a la technique et l’ambition. Mais toute la première partie est d’abord une succession de moments, très élégants, mais sans le souffle, le sentiment de cette arche qui commence dans les profondeurs sombres et s’achève sous le ciel, suspendue. Et puis voilà soudain, dans l’ultime partie, la fugue, que Williencourt trouve les clefs, la puissance, comme si le style de Bach appliqué par Liszt le conduisait à la lumière.

Ces dames n’avaient-elles pas été les muses d’autres oeuvres?

Le Trio Arnold a une tâche ingrate: le violoniste Shuichi Okada, l’altiste Manuel Vioque-Judde, le violoncelliste Bumjun Kim, ont pour mission de nous intéresser à un genre peu fréquenté, le trio à cordes. Quel répertoire? Des oeuvres de jeunesse de Beethoven et Schubert, le grand et tardif “Divertimento K. 563” de Mozart (le chef-d’oeuvre). Et puis? Tous les autres -et ces trois-là eux-mêmes- ont préféré le “Quatuor à cordes”. Alors où puiser?

Ils ont trouvé. Et, outre la cohérence et la complicité qu’ils y mettent, chez des auteurs bien moins connus sans que leur Cd ne semble du remplissage -style “chef-d’oeuvre oublié” qui, souvent, a été oublié parce que pas chef-d’oeuvre. Et d’ailleurs le plus connu des trois Hongrois -puisque de trois compositeurs hongrois il s’agit-, Zoltan Kodaly, a droit à moins de six minutes: un joli et un peu anecdotique “Intermezzo” d’un jeune homme de 23 ans.

Kodaly, on le sait, ami de Bartok, Lajtha, élève de Bartok, Dohnanyi, le plus âgé des trois mais de peu -allons-y donc de quelques dates: Dohnanyi né en 1877, Bartok en 1881, Kodaly l’année suivante, Lajtha en 1892. C’est la génération Ravel-Stravinsky et, pour Lajtha, Prokofiev.

Un Dohnanyi, Ernö von. Famille noble austro-hongroise. Ernö, à la fin de sa vie, après avoir retrouvé son poste de directeur de l’Académie musicale de Budapest à la fin de la dictature d’Horthy, ayant perdu deux de ses fils opposants au nazisme, partira en exil aux Etats-Unis après l’arrivée des communistes en 1948. Mais sa “Sérénade” pour trio à cordes date de 1903, encore marquée par l’Art Nouveau et le post-romantisme. Cinq courts mouvements s’ouvrant par une “Marche” mélodieuse et pas très militaire. Le plus beau passage est la “Romance” jouée à l’alto sur de discrets pizzicati, à l’atmosphère nocturne, justement. Joli scherzo, “Thèmes et Variations” recueilli et en final un hommage à la veine hongroise de Haydn. Kodaly: “C’est pour la “Sérénade” que je l’aime”.

Les Arnold © Sophie Williams

Mais pour moi la vraie découverte, le chef-d’oeuvre du Cd , ce sont les “Soirs transylvains” de Laszlo Lajtha. En rappel des “4 saisons”: “Soir de printemps / d’été / d’automne / d’hiver”. Référence à cette Transylvanie où naquit Bartok, rattachée à la Roumanie en 1920 (la Hongrie emportée dans la défaite des Habsbourg) et qui s’y trouve toujours -mais avec une population très soucieuse de conserver sa langue hongroise et ses coutumes. Lajtha -qui restera en Hongrie après l’arrivée des communistes et mourra à Budapest en 1963- est très explicite sur l’esprit de ces pièces de moins de 10 minutes (mais en tout c’est plus d’une demi-heure de musique) où passe toute l’atmosphère, déjà, de l’Orient, de la nostalgie des peuples du vent, de l’âpreté de ces terres de marche: “Printemps: lune de crépuscule et les prés alpestres”: c’est le soir le plus paisible, le plus apaisé. “Eté: la mélancolie de l’infini” : les yeux vers le ciel étoilé et le glissement imperceptible des planètes. “Automne: fantômes et arbres nus”: les feuilles roussissent et tombent, justement, comme des étoiles mortes et les musiciens cherchent un refuge avant l’hiver. “Hiver: un traineau dans le brouillard”: affolement des coeurs, envahissement du froid, recours, pour se tenir chaud, au chant profond et à la danse frénétique.

Cette oeuvre date de 1944, moment si noir pour une Hongrie en proie à la pire des dictatures avant l’envahissement par l’Armée Rouge”. Lajtha, qui avait déjà composé deux trios à cordes, celui-ci, sans en avoir le titre, faisant office de 3e, n’y fait pas directement allusion mais le chant inquiet, la nervosité virtuose, qui innervent ces “Soirs transylvains” leur donnent aussi une tonalité d’angoisse et de malheur diffus qui en fait aussi le prix et qui est magnifiquement rendu par les Arnold. Autant dire qu’on aimerait entendre les deux autres trios et se pencher un peu plus sur ce Hongrois-là qui, pour de mystérieuses raisons, reste à ce point dans l’ombre des autres.

Il se trouve -hasard absurde du calendrier- que vient de paraître aussi chez Bis un Cd “hongrois” qui présente les mêmes oeuvres de Dohnanyi et Kodaly mais cette fois avec les deux Weiner, Leo et Laszlo. On n’a pas entendu ce Cd-là. Sur celui dont je viens de parler, Lajtha vaut vraiment le détour. Même si, sur l’autre Cd, on découvre Laszlo Weiner, élève de Kodaly, abattu par les nazis à l’âge de 28 ans. Y a-t-il un peu du “tombeau de Weiner” dans l’oeuvre de Lajtha?

Ainsi de la sérénité de Liszt à ce brouillard hivernal qui va alors avec la nuit, s’incarne un pays d’Europe.


Ferenc Liszt: “Muses”: Rêve d’amour. Nocturne. Au lac de Wallenstadt. Au bord d’une source. Vallée d’Obermann. Les cloches de Genève. Bénédiction de Dieu dans la solitude. Sonate en si mineur. Tanguy de Williencourt, piano. Un Cd Mirare.

“Nuits hongroises”: Lajtha (Soirs transylvaniens). Kodaly (Intermezzo). Dohnanyi (Sérénade opus 10) . Trio à cordes Arnold. Un Cd Mirare.










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