Bartok à la Philharmonie:Barbe-Bleue et son château rouge.
Radio-France se décentralisait à la Philharmonie. Mikko Franck et l’orchestre philharmonique quittaient la maison de la Radio pour proposer “Le château de Barbe-Bleue” de Bartok avec deux solistes magnifiques, Matthias Goerne en Barbe-Bleue, Ausrine Stundyte en Judith. Applaudissements nourris pour un concert dont le seul regret était la brièveté, une petite heure. Cher Mikko Franck on aurait bien repris un peu de Bartok. Vous aviez le choix…
Le “Divertimento”. Mieux encore, la suite du “Mandarin merveilleux” ou celle du “Prince de bois” pour rester dans la tonalité si riche et si étincelante (violence inclus) de l’orchestre de ce “Château de Barbe-Bleue” (Bartok a trente ans). Grâce à un Mikko Franck qui réussit à faire entendre la flamboyance de l’orchestre de Bartok, dégageant les lignes de force, attentif au moindre détail (vents, cuivres, comme toujours remarquables et cordes qui tiennent pleinement leur rang) tout en faisant en sorte que cette luxuriance ne couvre jamais les deux voix, celle surtout de Barbe-Bleue-Matthias Goerne, plutôt cantonné au registre grave de sa tessiture de baryton. Stundyte, elle, survolant les instrumentistes sans jamais forcer la note, placée un peu en retrait de Goerne, au milieu des cordes, avec le danger (qu’elle surmonte aisément) d’être gênée par les parties qu’elles jouent.
Cela commence dans le noir. Et en hongrois. Une voix dit des choses étranges, celle du comédien Jozsef Gyabronka, vedette là-bas, s’adressant à nous: “Vous regardez, je vous regarde. Le rideau de vos cils se lève (et les partitions s’éclairent, sans les visages) Dehors le monde est plein de guerres. Mais la mort ne viendra pas d’elles” Et les sombres violoncelles lancent une mélopée tragique et noire.
L’auteur de la pièce “Le château de Barbe-Bleue”, Bela Balazs, avait dans l’idée que celle-ci devienne un opéra. Il l’avait dédiée un peu pour cela à Kodaly et à Bartok. C’est Bartok que le sujet intéressa. On était en 1911. Mais au moment de représenter l’oeuvre, réticences de l’Opéra de Budapest: quoi, un opéra? Ce huis-clos entre deux personnes? L’oeuvre attendra sept ans pour être créée, après le succès du ballet “Le prince de bois”.
Opéra donc. Peut-être. Ou scène chantée d’une heure. Et de voir ainsi s’affronter devant nous dans la nudité d’une salle de concert Barbe-Bleue et Judith, sa nouvelle épouse, nous concentre sur le texte, sur l’ambiguïté des personnages, sur cette admirable disposition où c’est elle qui demande, qui commande, qui impose, qui commente aussi, avant ce retournement final où il semble triompher -il est Barbe-Bleue tout de même, même s’il est las, même s’il a semblé céder…
D’autant que Judith donne le sentiment d’avoir tout compris dès le début, ou, plus encore qu’une certitude, une terrible intuition. “Ainsi la rumeur était vrai”. Mais le talent de Goerne, de Stundyte, de Franck, est aussi de nous faire sentir la présence sidérante et suintante du quatrième personnage, le château de Barbe-Bleue. Ce château sans fenêtre ni balcon. Ce château “si froid, si sombre” (dit Judith) “Le mur est humide. De l’eau ruisselle. Barbe-Bleue, ton château pleure (déchaînement admirable des bois)” Et “je vois de grandes portes closes. Il faut les ouvrir pour que pénètrent vent et soleil. Donne-moi la clef, Barbe-Bleue. Car je t’aime” Et Barbe-Bleue va céder.
Est-ce la même couleur qu’un opéra presque contemporain, “Pelléas et Mélisande”, avec un château semblable, lugubre et suintant? Même si l’orchestre de Bartok et celui de Debussy sont très différents, les réunisse l’art du poète belge Maurice Maeterlinck qui s’est intéressé aux deux histoires au point d’en faire pièces ou livrets (“Pelléas et Mélisande” qui fut une pièce, “Ariane et Barbe-Bleue”, livret pour Paul Dukas), deux histoires de lieux lugubres et décadents qu’on liera peut-être à la fin d’un monde, celui qui précédait la Grande Guerre et qui vit ensuite s’effondrer le royaume hongrois, une Hongrie basculant alors très vite dans la dictature.
Barbe-Bleue cède. Mais l’horreur se poursuit. On ne sait jusqu’à quel degré cette acceptation relève de la lassitude ou de la stratégie. Et c’est cette ambiguïté liant les personnages l’un à l’autre qui fait la force de l’oeuvre, s’opposant au conte de Perrault bien sûr mais aussi à l’opéra de Dukas. Il n’est pas indifférent que la nouvelle femme se prénomme Judith, comme celle qui coupa la tête d’Holopherne mais probablement (la Bible, évidemment, ne le dit pas, mais Klimt ou même Baglione dès la Renaissance osent le montrer) en lui ayant cédé.
Ainsi, “le château pleure, le château saigne” Mais Judith a-t-elle peur? “Non, dit-elle. J’ouvrirai doucement, tendrement” Les mots, pourtant, démentent les actes. Une porte s’ouvre: “ Que vois-tu? - Des chaînes, des poignards. Des pieux acérés. Des pals incandescents” La grande voix de Goerne, auquel il donne des teintes de plus en plus sourdes, comme s’il s’enfonçait dans l’effacement. Les réponses de Stundyte, triomphantes et inquiètes tout ensemble -talent infini de la cantatrice. On repense au timbre doucereux du comédien hongrois, à sa terrible ironie, pendant que l’orchestre, magnifique, se déchaîne et que Mikko Franck gorge de couleurs cet univers qui sent la nuit.
- “Qu’il est frais et doux, le sang qui coule d’une plaie ouverte! ” Je n’ai pas noté de qui est la réplique. Acte manqué signifiant. C’est sans doute Barbe-Bleue, ce pourrait être Judith. Une autre porte: “Des perles, des pierres précieuses, des colliers. Judith, tout cela est à toi - Mais il y a du sang sur ces bijoux” Et puis des roses blanches et des oeillets rouges (les couleurs du drapeau hongrois) et des lys “de la taille d’un homme” qui ont poussé sur on ne sait quel humus. Quel cinéaste a jamais pensé à faire de ce “Château” bartokien un film d’horreur et de désir?
Encore une porte. On suppose que le soir tombe. Mais même “l’ombre des nuages est ensanglantée. Et ce grand lac, toute cette eau? - Des larmes ”. On taira la toute fin. Juste avant, une des dernières déclarations de Barbe-Bleue à Judith: “C’est là qu’habitent l’aube, le soir, le soleil, la lune et les étoiles, qui seront tes compagnons de jeu” Judith, prisonnière, consentante, délivrée? Barbe-Bleue bourreau ou victime? Scène de la vie conjugale? Alors oui, mais à l’échelle d’un monde, que les deux chanteurs font basculer dans cette dimension-là.
Pendant que la musique, sublime, s’éteint, Barbe-Bleue, tel les vampires fatigués des grandes légendes.
“Le château de Barbe-Bleue” de Bela Bartok, livret de Bela Balazs . Ausrine Stundyte (Judith), Matthias Goerne (Barbe-Bleue), Jozsef Gyabronka (le narrateur du prologue) Orchestre philharmonique de Radio-France, direction Mikko Franck. Philharmonie de Paris le 29 novembre.