“Dialogues des Carmélites” de Poulenc: le meilleur du Py au TCE

Reprise bienvenue de ce magnifique spectacle qu’on avait vu en 2013, une des très belles réalisations d’Olivier Py, qu’il a peut-être un peu modifiée depuis mais qui a toujours le même impact auprès du public, vus les applaudissements interminables de la première l’autre soir. Ce chef-d’oeuvre de Poulenc avait déjà bénéficié de nouvelles représentations en 2018. Plusieurs changements dans la distribution sont intervenus cet année.


La prière de Blanche (Vannina Santoni) © Vincent Pontet / TCE



L’histoire des Carmélites de Compiègne, 16 femmes guillotinées le 17 juillet 1794, dix jours avant la chute de Robespierre qui interrompit enfin la Terreur, était-elle si simple à faire accepter dans ces années-là, les années 50? L’histoire de la Révolution était la spécialité d’historiens marxistes, le récit du martyre de ces malheureuses venait de Georges Bernanos, catalogué comme auteur chrétien. En 1957 Sartre et Camus triomphaient et l’oeuvre de Poulenc, aussi admirable fût-elle, montrait légitimement les révolutionnaires “de base” comme des tyranneaux utilisant la langue de bois des pires dictatures -et à l’époque, entre Mao en Chine, les successeurs de Staline en Russie et quelques autres du même acabit (y compris sur l’autre bord politique, fascisant) on avait le choix des modèles.

Et puis, alors que la déchristianisation commençait son oeuvre, en raison du poids encore écrasant de l’Eglise, était-il si passionnant de s’intéresser aux états d’âme de ces “condamnées volontaires” (pour la plupart) au Carmel, dont l’unique aspiration est la prière tournée vers Dieu? Règle assez austère, même si les moments de joie s’expriment, en particulier à travers le beau personnage de soeur Constance -la jeune Manon Lamaison y est remarquable, de voix et de jeu, et on lui souhaite la même carrière que ses devancières sur ce même plateau, Anne-Catherine Gillet ou Sabine Devieilhe!

Devant la nouvelle prieure (Véronique Gens) © Vincent Pontet / TCE

Mais aujourd’hui, 67 ans plus tard, que voit-on et que ressent-on? Que comprenons-nous de ce chef-d’oeuvre de Poulenc? Cette question de la foi, de la grâce et du martyre, de la peur de la mort et de son acceptation -et Poulenc, comme Bernanos, se garde bien de défendre une forme de mystique exaltée qui pourrait faire passer certaines ou certains pour illuminés- est redevenue bien plus évidente, au-delà des croyances religieuses ou non car, comme disait l’autre, à partir du moment où l’on nait, on commence à mourir.

C’est cette question que cerne Poulenc, en des tableaux bouleversants -construction admirable où la mort si difficile de madame de Croissy, la prieure agonisante, achève avec une force terrible l’acte 1. Quant à la scène finale, c’est une des plus admirables scènes finales de toute l’histoire de l’opéra. Avec une idée musicale si forte qu’on ne dévoilera pas à ceux qui ne la connaitraient pas encore. Poulenc, se définissant comme “moine-voyou” était alors, sans le savoir peut-être, en fin de vie (il mourra six ans plus tard), mais surtout de plus en plus touché par la foi et le personnage de Blanche lui vaudra cette réplique très flaubertienne : “Blanche, c’était moi…”

Le symbole de la crucifixion du Christ © Vincent Pontet / TCE

Blanche de la Force, dont on suit l’itinéraire, les doutes et les certitudes, celles-ci aussi fortes que ceux-là et, au-delà de la beauté musicale, Vannina Santoni donne beaucoup plus de présence à cette angoisse (s’opposant à Constance qui est persuadée avec une joie pure qu’elle va “mourir jeune”) que, dans mon souvenir, Patricia Petibon. Une Patricia Petibon qui endosse avec force le rôle de Mère Marie de l’Incarnation (c’était Sophie Koch) et c’est donc Sophie Koch qui donne aujourd’hui une présence fulgurante et magistrale à l’agonie de Madame de Croissy -je n’avais pas vu la reprise de 2018 où, dans ce rôle capital et terrible, Anne Sofie von Otter était sûrement très bien mais en 2013 l’incarnation de Rosalind Plowright, excellente comédienne, était gâchée par une voix vraiment à bout de souffle…

Je ne me souvenais guère non plus des rôles masculins dans ce qui reste avant tout un des rares opéras “de femmes”. Un Topi Lehtipuu qui prononçait avec difficulté la langue française, un Philippe Rouillon, un François Piolino, plus pâles que ceux d’aujourd’hui; la longue scène initiale qui voit Blanche affirmer son choix du Carmel face à son père et surtout à son frère, le Chevalier, bénéficie de la présence d’Alexandre Duhamel (le Marquis) mais avant tout de celle de Sahy Ratia: le jeune ténor, qu’on avait découvert dans ce même théâtre (en Nemorino dans l’opéra participatif “Un élixir d’amour”) impose sa voix légère et bien projetée avec beaucoup de charme et ses duos avec Vannina Santoni sont très émouvants. On note aussi la belle présence, pleine d’humanité, de Loïc Félix dans le rôle du Père confesseur.

En attendant le martyre © Vincent Pontet / TCE

C’est, on l’oublie, que dans “Dialogues des Carmélites”, il y a dialogue. A cet égard le récit, inclus dans le programme, de la genèse de l’oeuvre par Poulenc lui-même est éclairant: la commande était celle d’un ballet pour la Scala de Milan mais aucun livret (Poulenc écrivait toujours ses livrets de ballets et il avait dans l’idée de traiter cette fois d’un sujet mystique) ne lui convenait. Le directeur de la grande maison d’édition italienne Ricordi: “Alors faîtes un opéra” Et de suggérer l’oeuvre de Bernanos. Etonnement de Poulenc qui, bien sûr, connaissait l’oeuvre mais à deux détails près, pour faire un opéra: quoi, pas d’intrigue amoureuse? Et le rythme verbal, capital pour le compositeur.

Poulenc se trouvait à Rome quelques jours plus tard. Passant devant la librairie française il voit dans la vitrine trôner un exemplaire de “Dialogues des Carmélites” “qui semblaient m’attendre” Et le voici à la terrasse d’un grand café de la piazza Navona (café-restaurant qui existe toujours, j’y dînai moi-même au printemps dernier, assis peut-être à la même place que Poulenc!) : “J’ouvris au hasard le livre en m’obligeant, instantanément, à traduire, musicalement, les premières phrases que je lisais. Le hasard ne m’épargna pas”

Car il tombe évidemment sur une phrase d’une longueur… proustienne. Mais toute la pièce est de cette eau-là. On passera sur divers problèmes -sentimentaux et musicaux- qui feront que cet opéra, décidé en 1953, ne sera créé qu’en 1957, et d’abord à la Scala (puisque commandé là-bas) dans une version italienne, avant cette création française où un Poulenc heureux avait obtenu la distribution dont il rêvait, autour de sa chère Denise Duval: Régine Crespin, Rita Gorr, Denise Scharley, Liliane Berton…

Blanche entre ses deux vies, le château et le Carmel (Vannina Santoni) © Vincent Pontet / TCE

C’est Karina Canellakis qui succède à la tête des “Siècles” à Jérémy Rohrer. Elle a tout compris de Poulenc, de ses grandes envolées, y compris dans les notes au-dessus de la portée qu’il réserve à ses chanteuses au milieu d’une longue intervention musicale; des coups de colère aussi de l’orchestre qui sont entre révolte et appel à Dieu. Elle dynamise ces immenses phrases presque parlées dont il est si difficile (exploit, aussi, magnifique, des chanteuses!) de trouver le juste rythme -cette sacrée langue française dont on ne peut trahir les respirations écrites quand on la chante. Voir par exemple la première intervention de madame Lidoine (Véronique Gens reprend ce rôle où elle excelle), une longue page de texte dont Poulenc soulève la prosodie comme une voile dans un souffle de vent. Il faudrait d’ailleurs parler un jour des “entrées” de rôle, ces premières interventions, ce qu’elles imposent aux chanteurs. Comme pour une Carmen qui arrive en scène et aussitôt “L’amour est enfant de Bohème”…

Mise en scène toujours admirable (qu’il l’ait un peu modifiée ou non) d’Olivier Py, dont on sait aussi la foi profonde. Il réussit à rendre sensible, dans l’épure, la délicatesse, l’attention aux détails, le mystère de la grâce et la possibilité de la rédemption mais aussi l’étrange doute qui peut bouleverser les plus grands mystiques (un film imparfait qui vient de sortir, “Conclave”, y fait aussi allusion) Olivier Py, le catholique, supprime les couleurs, tout est en noir et blanc, en gris aussi, des fonds (un cloître, un jardin?) inondés de lumière blanche, des arbres sans feuilles et, dans les moments d’interludes orchestraux, de brillantes idées, les soeurs mettant en scène pour Noël un Enfant Jésus qui, lâché par Blanche, va se briser. Et plus tard, près de la mort, les voici qui recompose une Crucifixion presque blasphématoire puisque c’est une des jeunes femmes qui monte sur la croix. Seules quelques lampes apportent un peu de lumière, ou un cierge qu’on éteindra vite. Et, bien sûr, je l’ai dit mais cela rythme l’oeuvre, la mort de madame de Croissy et la scène finale du martyre qui, dans leur magistrale mise en espace, donnent encore plus de force à ces pages, parmi les plus belles qu’ait écrites Poulenc.

Et c’est ainsi la puissance de l’art de rendre éternel le destin de modestes femmes qui s’imaginaient les humbles servantes de Dieu.











“Dialogues des Carmélites” de Francis Poulenc, mise en scène d’Olivier Py, direction musicale de Karina Canellakis. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 8 décembre à 17 heures, les 10 et 12 décembre à 19 heures 30.
















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