Karine Deshayes déesse (trois fois)

Karine Deshayes for ever, puisqu’elle accède au statut de déesse antique: c’était à Radio-France l’autre soir, autour de Fauré, dont on a encore le droit, jusqu’au 31 décembre, de fêter le centenaire. En souhaitant qu’il ne disparaisse pas des salles de concert dès le 1er janvier. Madame Deshayes, c’est sûr, fera en sorte que non.

Karine Deshayes © Christophe Abramowitz / Radio-France



Que ne ferait-on pas d’ailleurs sans le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, basé à Venise) qui est partenaire de cette production Radio-France? Et que ne ferait-on pas d’ailleurs sans Radio-France qui a pour mission -de service public- d’aller chercher dans les coins musicaux pour assouvir la connaissance des mélomanes et remettre en lumière des musiciens trop rares et qui ne méritent pas l’oubli. Ainsi Dubois et Godard encadraient-ils Fauré et Karine Deshayes en était l’égérie.

Elle incarnait Vénus et Diane. Et, d’abord, une nymphe. C’est moins prestigieux. On devrait d’ailleurs dire une Néréide, puisqu’il s’agit d’une histoire de mer. Mais les Néréides étaient des nymphes marines. Et donc, nymphe ou Néréide, ce qu’on appelait une divinité mineure. Diane et Vénus, les deux soeurs, faisant, elles, partie du gotha -pardon pour cet anachronisme!

Michael Arivony © Christophe Abramowitz / Radio-France

C’était donc “La naissance de Vénus” qui était le point central du concert, oeuvre rare d’un Fauré encore assez jeune, avec une belle et longue introduction au piano (accompagnement très bien tenu pour les trois oeuvres par Romain Descharmes), un piano d’une grâce innée où l’on sentait l’évidente supériorité musicale de Fauré sur ses camarades, malgré leur talent. Evidemment le poème, d’un certain Paul Collin est d’une poésie très scrogneugneu comme on en écrivait au kilomètre à l’époque: “Ô mes soeurs, blanches Néréides / Jusqu’en nos demeures humides / Quel frisson de tendresse / Est soudain parvenu? / Pourquoi des mers les profondeurs placides / Ont-elles tressailli sous un souffle inconnu?”

Vingt minutes de grande musique d’un superbe lyrisme et qui se termine en apothéose puisque Vénus, dès sa naissance (voir Botticelli), irradie d’une telle beauté que le poète s’excite lui-même: “Gloire à toi, reine du Monde / Salut, déesse blonde” Ce qu’est d’ailleurs Karine Deshayes (qui oscille entre la Néréide et Vénus), somptueuse dans une robe rose de la plus belle eau (de mer), au côté du discret baryton Michael Arivony, Jupiter assez modeste mais de beau timbre même si la projection est un peu juste. On regrette d’ailleurs que cette oeuvre soit si peu connue, qui permet au choeur de Radio-France de briller, sous la direction du chef catalan Josep Vila I Casanas.

Les nymphes ou les compagnes de Diane … pardon: les dames du choeur de Radio-France © Christophe Abramowitz / Radio-France

On aimait bien à l’époque ces histoires mythologiques, parfois cruelles. On les aimait encore mieux en peinture, ce qui permettait aux peintres de représenter des chairs ivoire, les carnations ruisselantes de baigneuses voluptueusement mouillées sous l’oeil d’un Neptune barbu pendant qu’un jeune homme extasié, Hylas par exemple, les contemplait par inadvertance. Hylas, hélas! Car son sort sera cruel. C’est Théodore Dubois qui nous le raconte. Dubois, personnalité très importante qui finira directeur du Conservatoire et mourra fort âgé, la même année que Fauré. Il compose une musique suave, sur un piano introductif paisible, c’est un peu ce qu’on lui reproche, cette absence de tension. Les Argonautes, en recherche de la Toison d’or, accostent sur une plage où se baignaient des nymphes qui, affolées, s’enfuient. Voici qu’Hylas, un des Argonautes, attiré par une voix mystérieuse (on ne saura jamais laquelle) tombe sur elles, qui ont repris leurs ébats. Fou de désir il les poursuit dans la mer… et se noie (ou on l’y aide)

Deshayes incarne une des nymphes, le poème est d’Edouard Guinand, “Dans la ramure plus de murmure”. Non ce n’est pas du Baudelaire. Musicalement les Argonautes sont très calmes, les nymphes plus excitées avant d’être courroucées, la voix pure de Deshayes accompagne dans sa dérive mortelle la belle incarnation d’Arivony.

Le chef Josep Vila I Casanas © Christophe Abramowitz / Radio-France

La troisième de ces cantates profanes (ou scène mythologique) est dédiée à Diane. Elle est de Benjamin Godard et d’entrée sa très longue et riche introduction de piano, difficile au demeurant, surprend. Le nom de Benjamin Godard ne m’est pas inconnu depuis plus de 50 ans, à cause d’un film vu au début de mon adolescence: “Les cracks”. C’était une histoire de course cycliste en 1901 (costumes cyclistes d’époque!) avec Bourvil et Robert Hirsch. Et l’on suivait, gag récurrent, un cycliste endormi qui descendait paisiblement les rivières de France au son d’une romance de Benjamin Godard, “Ah! ne t’éveille pas encore” dont j’ai encore, tant d’années après, la mélodie dans l’oreille.

C’est sans doute à cause de cette madeleine proustienne et trempée que je m’en vais écouter du Godard alors que Mozart et Beethoven passent à proximité. Mais sans regret. L’oeuvre est forte, le courroux de Diane permet à Deshayes de terribles imprécations (où la fougue de l’interprète compense des aigus un peu difficiles) et il y a à la fin un très beau choeur des Chasseurs en déroute. Car Diane, comme beaucoup de ses camarades de la mythologie, est d’une terrible cruauté. Sous prétexte que le chasseur Actéon (Arivony, toujours juste dans son rôle de victime) l’a surprise avec ses compagnes, évidemment par hasard, Diane le fera dévorer par ses chiens après l’avoir transformé en cerf. Les chasseurs: “Fuyons cette forêt / Dont la mort garde les chemins” Encore un texte d’Edouard Guinand, abonné, semble-t-il, à la mort des personnages mythologiques.

Mais tout cela, malgré le destin sanguinolent des uns et des autres, sonnait bien charmant en ces temps grotesques.

(Il va de soi que les photos qui illustrent cette chronique ont été prises pendant la générale de la veille. Dommage pour la superbe robe rose de Karine Deshayes, que j’évoque)


Choeur de Radio-France, direction Josep Vila I Casanas, avec Karine Deshayes (mezzo), Michael Arivony (Baryton), Romain Descharmes (piano): Dubois (Hylas) Fauré (La naissance de Vénus) Godard (Diane) Auditorium de Radio-France le 5 décembre.

Romain Descharmes et son tourneur © Christophe Abramowitz / Radio-France






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