Bruce Liu, le Chinois du Canada dans la musique russe.

Beau récital du pianiste de 27 ans au Théâtre des Champs-Elysées, où le lauréat du concours Chopin de 2021 proposait trois compositeurs russes. Mais porteurs de trois univers bien distincts qui lui permettaient de montrer toute la palette de son jeu.

Bruce Liu © Sonja Müller




La Chine, la France, le Canada, la Russie. Et la Pologne pour le concours Chopin. Voici donc le représentant de cette dernière génération d’interprètes (pianistes en l’occurrence) où déjà, dans leurs gênes, c’est le monde qu’ils portent, avec ou l’enrichissement de porter des racines multiples ou le risque que lesdites racines ne se soient dissoutes dans une forme de territoire mental incertain.

A supposer (et d’ailleurs ce n’est pas la première génération à vivre cela) qu’un musicien se sente plus à l’aise dans une école (musicale s’entend) qu’il a fréquentée, où il a fait ses premières armes, quitte ensuite à élargir le spectre, à se confronter, de par ses études, aux compositeurs les plus divers, ce qui ne l’empêchera pas, même si, pour tout élève-pianiste, un Beethoven, un Chopin, sont incontournables, d’aller ensuite vers ceux qui sont les plus proches de sa sensibilité. Mais il est aussi, au revers de cette opinion-là, assez partagée et qui est aussi la mienne, des musiciens, des musicologues, qui la réfutent: un interprète peut tout jouer, un compositeur, sous prétexte qu’il est hongrois, n’est pas forcément le mieux défendu par des Hongrois. Eternel débat. Et, donc, quand on est né comme Bruce Liu à Paris de parents chinois, originaires de Pékin, mais qu’on est parti à Montréal tout jeune et que là-bas on a commencé le piano, quel est l’univers de coeur? Les compositeurs canadiens? Les grands standards américains?

La réponse est vite donnée: vainqueur du concours Chopin de Varsovie en 2021, concours dont on sait la difficulté et l’exigence (il a lieu tous les cinq ans). Mais c’est un concours, diront ceux qui font remarquer que souvent les grands vainqueurs ne font jamais carrière car les jurys ou se mettent d’accord sur les plus petits (mais brillants) dénominateurs communs ou récompensent les personnalités consensuelles -ce qui revient un peu au même. Autre éternel débat -que je n’entamerai pas.

© Sonja Müller

En tout cas, pour tous ceux qui avaient assisté à la finale de Bruce Xiaoyu Liu (le prénom chinois coexistait encore avec celui nord-américain), un mot revenait, qui nous a frappé aussi l’autre soir: l’élégance. Elégance de la phrase, du toucher, de la tenue en scène- cela évidemment compte un peu moins que la musicalité mais c’est une attitude qui désigne un état d’esprit.

Il semble aussi, à le connaître, que Bruce Liu revendique même cet enracinement sur trois continents, l’Amérique bien sûr, l’Europe à travers la France (qui était aussi la seconde patrie de Chopin) et l’Asie. Et voici que celle-ci transparaît dans ce sens du temps qu’il revendique: une réflexion pendant quelques mois sur Chopin puis une réflexion sur la musique française et aujourd’hui sur la musique russe. On dit réflexion, on devrait dire travail, exploration, approfondissement. C’est ce fruit-là, sans doute encore en cours, qu’il proposait l’autre soir: Tchaïkovsky, Scriabine, Prokofiev.

Et, partagé en deux, l’univers de Tchaïkovsky ouvrait sur l’un puis sur l’autre de ses cadets. Soient “Les saisons”, d’abord de janvier à juin puis de juillet à décembre. Cycle ambitieux, qui, au-delà des saisons, parle d’abord des mois, commandé par un magazine de Saint-Pétersbourg mais qui publiait aussi des partitions. Les nouvelles générations de pianistes russes ont remis ce cycle à l’honneur, qui est ravissant. Tchaïkovsky, disait un de ses amis, n’y avait pas attaché beaucoup d’importance. Un domestique lui annonçait: “C’est l’heure de votre envoi au monsieur de Saint-Pétersbourg” et Tchaïkovsky, sur son piano, composait dans l’heure le mois en question.

© Sonja Müller

Il en reste, encore une fois, des morceaux charmants (la célèbre “Barcarolle” du mois de juin), moins caractérisés dans la première partie, ou peut-être est-ce Liu qui refuse absolument la dimension “âme russe”, peut-être un peu trop, pour ne s’attacher qu’à une lecture pianistique très probe. Il y a des nuances fort jolies -l’élégance dont je parlais- au risque de flirter avec le salonnard, même si Liu n’y tombe jamais. La seconde partie du cycle, donnée après l’entr’acte, sera plus affirmée, sans doute aussi par Tchaïkovsky lui-même: à noter comme Liu rend très bien le contraste entre le septembre de “La chasse” (avec ses accents triomphants de sonneries de cor à la Schumann) et l’octobre de “Chant d’automne” d’une mélancolie si déchirante, un chant de brouillard qui annonce l’engourdissement de la nature - car les octobres de Russie sont déjà les décembres de France.

La “4e sonate” de Scriabine commençait en demi-teinte avec une introduction un peu trop “à la Liszt” -beau piano aux sonorités liquides. Or c’est dans cette sonate que Scriabine se détache enfin de Chopin, s’éloigne aussi de son contemporain Rachmaninov pour trouver cette voix étrange, mystique (qui aboutira aussi au “Poème de l’Extase”), du “Vol de l’homme vers l’étoile”, disait-il de cette 4e sonate, ramassée, comme les suivantes, une dizaine de minutes; et c’est dans la seconde partie, fougueuse, échevelée, dans les grands coups de boutoir imprimés au piano, que Bruce Liu trouve les clefs de l’oeuvre. Se détache aussi lui-même de Chopin.

Avec la “7e sonate” de Prokofiev Bruce Liu place la barre très haut car c’est vraiment l’oeuvre la plus difficile de son programme, par sa radicalité même. Petit rappel: sonates 6, 7, 8, de Prokofiev. Dites “sonates de guerre” -en fait la 6e date de la trêve germano-soviétique même si Hitler avait déjà envahi l’Europe. La 7e: 1942-1943. On est dans l’incertitude et la violence liée à Leningrad et Stalingrad. Sviatoslav Richter (qui va la créer, comme la 6e, la 8e le sera par Emil Guilels): “Au début de 1943 je reçus la partition qui me mit en transe et que j’appris en quatre jours”

© Sonja Müller

Et justement: il faudrait aujourd’hui pouvoir retrouver cette urgence qui fit trembler les premiers auditeurs, car, continuait Richter: “Cela reflétait exactement ce qu’ils étaient en train de vivre au fond d’eux-mêmes” Et ce début haletant, syncopé, plein de rage et de terreur, comment le rendre aujourd’hui quand on a 27 ans sans la menace de la mort demain matin? Du point de vue des doigts Bruce Liu est exemplaire. Du point de vue de l’esprit il manque quelque chose. Il en sera presque de même dans le final, qui est comme la reprise, sous la forme d’une terrible toccata, des sentiments premiers de la sonate mais Liu, qui avait réussi un andante d’une douleur presque sans couleurs, s’approche davantage de l’esprit de l’oeuvre par une justesse rythmique implacable où c’est l’urgence qui gouverne la musique.

Les bis réclamés par un public nombreux et enthousiaste? Retour à Chopin, deux “Valses”, la posthume, élégante et poétique et une autre (de mémoire celle “du petit chien”) un peu trop virtuose au détriment du sentiment. Puis, curieusement, la première minute des “Scènes d’enfants” de Schumann, après quoi Bruce Liu nous fait signe qu’il est temps pour lui d’aller dormir. Eusebius est fatigué. Il est dix heures du soir. Le décalage horaire?

Est-ce le signe que l’an prochain Liu se sera plongé dans le piano allemand?






Récital Bruce Liu (piano): Tchaïkovsky (Les saisons) Scriabine (4e sonate) Prokofiev (7e sonate) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 3 décembre.

(Je signale qu’un Cd de ces mêmes “Saisons” de Tchaïkovsky est paru chez DG il y a quelques semaines.






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