L’orchestre Français des Jeunes ou Qu’ils sont grands ces petits!
C’était à la Philharmonie de Paris et c’était aussi les adieux de celui qui l’a dirigé pendant trois ans, Michael Schonwandt: L’orchestre français des Jeunes, pour l’instant basé à Dijon, se produisait dans un programme exigeant (Dallapicola, Beethoven, Bartok) devant une salle où sans doute les amis de certaIns des musiciens, ne connaissant pas les codes, applaudissaient parfois de manière… irraisonnée. Préfigurant pourtant un triomphe mérité à la fin du concert.
Je les avais suivis quand ils étaient à Lille. Ils sont désormais à Dijon (l’hiver) et aux salines royales d’Arc-et-Senans (l’été) -c’est de toute façon la même région. Je devrais ajouter que ceux de Lille et ceux de Dijon ne sont sûrement pas les mêmes puisqu’il est rare que ces filles et garçons -est-ce même autorisé?- restent plus de trois ans dans l’orchestre. Ils sont étrangers parfois mais recrutés dans nos conservatoires de toute façon et cela fait maintenant 42 ans que cela dure, puisque l’orchestre a été fondé en 1982. Dès l’an prochain ils auront une femme à leur tête, la cheffe estonienne Kristiina Polska.
Apprendre à jouer ensemble bien sûr, apprendre à s’écouter, apprendre à regarder -autant qu’écouter- un chef, apprendre la gestuelle de celui-ci, apprendre à la comprendre (ou à la deviner!), apprendre à être réactif en même temps que juste, apprendre de ses collègues de pupitres même quand ils ne sont pas aussi nombreux que les violons -les flûtes, les harpes- apprendre à être tout seul (comme le tuba dont on dira le nom, Gaspard Dufort, tant l’ensemble des cuivres était de qualité) et apprendre du collectif, apprendre que rater un dixième de centième de mesure dans un orchestre, on n’entend que ça, alors qu’un pianiste en solo peut toujours se rattraper par un rubato savant (je caricature un peu à dessein!)
Et apprendre aussi des plus âgés: succédant à Fabiel Gabel, la quarantaine, Michael Schonwandt, chef danois de talent, a dépassé les 70 ans. Et, mieux encore, leur complice pour ces concerts (ils avaient joué à Dijon la veille) était une grande dame du piano -expression galvaudée mais je n’en ai pas d’autres, tant elle s’applique cette fois (et d’ailleurs dit-on “un grand monsieur du piano”?), à Elisabeth Leonskaïa, dont je ne dévoilerai pas l’âge mais qui pourrait être largement la grand-mère de toutes ces jeunes filles et de tous ces jeunes gens.
Une Leonskaïa impériale dans l’ “Empereur”, elle qui s’était penchée récemment (un Cd est paru chez Warner Classics) sur l’école de Vienne, Berg-Schönberg-Webern, assez loin de Beethoven. Or, dès les premières mesures on sent que c’est vraiment la grandeur qu’elle cherche à rendre, cette grandeur du plus long des 5 concertos de Beethoven (avec le premier, un peu moins difficile) et qui, justement, demande ce souffle qu’elle y met, même si l’on ne sait toujours pas d’où vient ce surnom d’ “Empereur”, en tout cas pas de Napoléon dont Beethoven avait eu le temps de se détacher de l’admiration qu’il avait eue pour lui.
Une grandeur qui cependant s’interrompt aux justes moments pour laisser place à la poésie, avec un art du “diminuendo” comme un sens des accélérations où Schonwandt réussit à entraîner ses jeunes musiciens, mais c’est évidemment Leonskaïa que l’on suit. Des traits moins nets à la main gauche parfois -mais j’ai quelquefois remarqué que l’école russe a moins l’obsession de la clarté des lignes que, par exemple, l’école française. Le mouvement lent nous donne l’occasion d’entendre la délicatesse des cordes de l’orchestre, dans les pizzicati (violoncelles et contrebasses) qui accompagnent un piano clair et souverain, nocturne.
Et voici la fulgurante accélération de Leonskaïa dans les grands accords arpégés qui ouvrent le final. C’est étonnant et magnifique, violent, haletant, mené jusqu’au bout avec une énergie toute… beethovénienne. Un bis -ah! ce Schubert où la main droite a cette allure de promenade paisible avant que la main gauche ne fasse entendre une sourde rumeur de la terre, comme si un monstre s’y tenait tapi, de sorte que les dernières notes de nouveau paisibles en apparence vont résonner au contraire avec une sourde angoisse.
La première oeuvre était la “Piccola musica notturna” (Petite musique nocturne) de Luigi Dallapicola, un compositeur qu’on aimerait entendre bien plus, en-dehors de son opéra “Le prisonnier”, parfois donné, ou de cette oeuvre brève dont les silences et la poésie ouvrent idéalement au “Concerto pour orchestre” de Bartok qui sera la seconde partie. Dallapiccola souffre d’être de ces compositeurs italiens du XXe siècle qu’on identifie à la période fasciste, même si beaucoup étaient résistants, en donnant le sentiment que la musique italienne s’est arrêté à Puccini et qu’elle ne reprend qu’avec un Luigi Nono ou un Luciano Berio. Petite musique nocturne, oeuvre minimaliste où l’on pense à une transcription sonore de Chirico -mais la référence à Chirico est si facile quand il s’agit de la création italienne de ces années-là!
Le Bartok -évidemment, comment ne pas y avoir pensé plus tôt? L’occasion, pour tous les pupitres, de briller, de montrer ses talents de solo, y compris dans ce second mouvement (les cinq de l’oeuvre sont curieusement intitulés en italien, en-dehors même des indications de tempo), “Gioco delle coppie”, jeux de couples où donc, par exemple, les deux harpes sont ensemble.
Le risque étant que ce concerto devienne une série de moments alors qu’il faut aussi lui donner sa construction, son architecture. On sait que Bartok, en exil à New-York, pauvre et déjà malade, avait reçu comme une opportunité formidable la commande de ce concerto par Koussevitsky pour son orchestre de Boston. L’oeuvre fut créée en décembre 1944 à New-York par les commanditaires, Bartok avait moins d’un an à vivre, il finirait la “Sonate pour violon seul” commandée par Yehudi Menuhin et laisserait inachevés de peu le “Concerto pour alto” et le “3e concerto pour piano”
On pourrait s’attendre à une baisse d’inspiration de cet homme isolé et perdu. Mais non, le “Concerto pour orchestre” est un chef-d’oeuvre, de la plus haute inspiration mélodique et instrumentale. Schonwandt, qui aime profondément cette partition, réussit à éviter le piège du morcellement -pas constamment tout de même- et si on avait un reproche à lui faire ce serait que l’ “Elegia”, cet admirable nocturne digne de celui, sublime, de la “Musique pour cordes, percussions et célesta”, sonne un peu trop comme une fin d’après-midi. En revanche je n’avais jamais réalisé, dans le 4e mouvement, ces références pétaradantes aux bruits de New-York, aux klaxons des voitures, qui rapprochent un instant Bartok de Gershwin.
Le train d’enfer donné par Schonwandt au dernier mouvement ne désarçonne pas les jeunes musiciens, tout à ce bonheur de jouer ensemble -car on n’a pas forcément vocation, il faut le rappeler, quand on fait des études musicales, à devenir soliste. Il y en a même beaucoup qui refusent cette terrible pression. A peine remis d’ailleurs de cette exercice très difficile et très remarquable qu’est le “Concerto” de Bartok, Schonwandt, qui faisait donc ses adieux, offrait plus qu’un “bis”, une 4e oeuvre, l’ “Espana” de Chabrier, autre exercice très difficile pour l’orchestre tant cela fuse de partout dans un rythme endiablé, mais la joie qui se dégageait de cette prestation, évitant tout le côté “bastringue” qu’on y entend parfois (Chabrier grand musicien, lavé des dérives de certains chefs qui veulent en mettre plein la vue), nous laissait heureux comme tout.
Comme nous le disait quelqu’un d’autre -mais j’en parlerai dans une future chronique, donc je ne vous dirai pas qui- la jeune école française regorge de talents et il serait temps que nos responsables s’en rendent compte -air déjà entonné mais qu’il faut répéter encore et encore.
Orchestre français des Jeunes, direction Michael Schonwandt: Dallapiccola (Piccola musica notturna) Beethoven (Concerto n° 5 pour piano “L’Empereur” avec Elisabeth Leonskaïa) Bartok (Concerto pour orchestre) Chabrier (Espana) Auditorium de Dijon le 10 décembre. Philharmonie de Paris le 11 décembre.