“Armide” de Lully: les amours amères des amants désarmés

“Armide”, dernier opéra de Lully. Et chef-d’oeuvre. A l’Opéra-Comique une nouvelle production, riche en belles images, vaut surtout pour une distribution de très haut niveau, dirigée par un maître en la matière, Christophe Rousset. Et l’on soulignera aussi qu’ Armide est une femme, ce qui n’était pas gagné surtout à l’époque de Louis XIV.


Armide (Ambroisine Bré) et Renaud (Cyrille Dubois) © Stefan Brion



Mais voilà: Armide est un peu magicienne. Et c’est aussi sous le signe d’une autre magicienne qu’était placée cette soirée de première: magicienne de la voix, si tôt disparue, et qui a mis en deuil tout le monde lyrique et le monde musical plus généralement: Jodie Devos, dont Louis Langrée, le directeur de l’Opéra-Comique, a rappelé que c’était sa maison. Elle y était encore il y a quinze jours, dans l’état que l’on imagine, voulant honorer avec héroïsme la master class de l’Académie de l’Opéra-Comique qui y était programmée. C’est évidemment dans ces cas-là que l’on se dit “Vive You Tube” (et les sites du même acabit), qui nous laissent des traces mémorables d’un talent disparu -pour moi ce fut ce superbe “Enfant et les Sortilèges” de Radio-France, où elle était transcendante dans le double rôle du Feu et de la Princesse.

Et le spectacle doit continuer, aurait-elle dit.

Aronte à terre (Lysandre Chalon), Armide (Ambroisine Bré), à droite Hidraot (Edwin Crossley-Mercer) © Stefan Brion

Il continue. Avec cet “Armide” superbe, dernière oeuvre de Lully et, disent certains, son chef-d’oeuvre. Selon le principe que, peut-être, il jetait ses derniers feux. A ceci près que sa mort, l’année suivante (“Armide” date de 1686), n’était pas du tout prévue, surtout pas par lui-même. L’histoire est tirée du Tasse, grand poète italien, et confronte Renaud, chevalier chrétien, et Armide, reine étrange car sorcière et qui tire sa vaillance de guerrière, si l’on comprend bien, de ses talents de séduction. Les ennemis des armées qu’elle défend ne sont pas précisés comme étant les Croisés, même chez Lully. Il s’agit plutôt, à la manière de “La flûte enchantée”, d’un combat entre la lumière et la nuit. “Les Enfers ont prédit cent fois / Que contre ce guerrier nos armes seront vaines / Et qu’il vaincra nos plus grands rois” chante-t-elle. Le livret est de Quinault, qui s’éteindra peu de temps après Lully.

Ainsi Armide joue-t-elle de ses charmes pour séduire Renaud mais c’est elle-même qui, au premier regard sur lui (il dort. Elle l’a endormi) tombe amoureuse et en laisse tomber… son poignard. La suite laissera les amants en armes désarmés devant les intermittences du coeur et les pièges de l’amour. La fin demeure ouverte, il faudra peut-être se référer au Tasse pour en savoir plus!

Le chevalier danois (Enguerrand de Hys) et Ubalde (Lysandre Chalon) © Stefan Brion

Ainsi, ce qui était assez peu courant, le héros de l’opéra est une héroïne, même si elle est assez atypique -les Didon, Alceste, Iphigénie, arriveront plus tard. Atypique aussi par rapport à une Médée que mettra en scène Charpentier peu après. Atypique, sortie d’Enfers qui ne sont évidemment pas les Enfers chrétiens, Armide met ses charmes au service de l’amour, séduisant des chevaliers pour mieux les capturer, selon de vieilles coutumes dont usèrent elles aussi une Cléopatre, ou, mieux, Dalila avec Samson, Judith avec Holopherne. Sauf que Racine est passé par là, et même les sentiments d’une sorcière sont désormais humains. La beauté d’Ambroisine Bré (Armide) sa présence en scène, l’ardeur de son timbre (qui peut gagner encore en moelleux), en fait un personnage de chair et de sang où la chanteuse sait à la fois réunir l’amour et la violence, incarner la femme troublée et l’âpre vengeresse.

Armide (Ambroisine Bré) © Stefan Brion

On a eu peur au début: la mise en scène de Lilo Baur (qui avait fait l’ “Armide” de Gluck dans le même théâtre, assez mal accueilli, mais que je n’avais pas vu) reprend, disent ceux qui y avaient assisté, des éléments du précédent spectacle. Paresse ou volonté de lier les deux ouvrages? Au début en tout cas -après l’habituel hommage de Lully à l’ “auguste héros” qui est sans doute Renaud mais plus sûrement Louis XIV- les rideaux dorés s’ouvrent sur d’autres rideaux dorés et sur trois femmes habillées par elles-mêmes, en noir, soient Armide et ses deux suivantes, Phénice et Sidonie -une Florie Valliquette au timbre parfois dur; on lui préfère sa compagne, Apolline Raï-Westphal (mais les deux tiennent bien leurs rôles, qui interviennent en divers moments sous d’autres habits) On s’inquiète donc de ce rien avant que peu à peu, dans des couleurs, de belles lumières, quelque cape jetée sur les épaules d’Armide (rouge, la cape), la tenue très “Vieille armée française” du général Hidraot (un Edwin Crossley-Mercer d’une classe et d’une beauté vocale impeccables dans un rôle trop court), les choses ne s’animent.

Armide (Ambroisine Bré) et la Haine (Anas Séguin) © Stefan Brion

Avec aussi la chorégraphie de Claudia de Serpa Soares, d’un baroque discret, même si ce n’est pas forcément une bonne idée (elle sera vite abandonnée) de faire danser les choristes. Après, il faut bien remplir la scène. On y met donc un arbre -c’est habituel-, si possible hivernal et argenté, aux branches nues éclairées par une lune qu’on ne voit pas, qui donne toujours le sentiment qu’une malédiction a frappé la nature -et tant pis si, dans le même temps, le héros, Renaud (un Cyrille Dubois dans un répertoire où on ne l’attendait pas et dans un rôle où il apparaît peu, et parfois en dormeur, exceptionnel de projection, de charme, d’élégance du chant, d’émotion aussi dans le désarroi d’un homme qui découvre l’amour en même temps qu’il doit y renoncer), chante que “les plus aimables fleurs et le plus doux zéphyr / Parfument l’air qu’on y respire”

On verra plutôt, sous les très belles lumières de Laurent Castaingt, s’installer un beau paysage d’eau et de plaine, sous des nuages sombres et un soleil rasant, inspiré par les petits maîtres hollandais, et l’oeil en est satisfait, comme l’est évidemment l’oreille.

Le chevalier danois (Enguerrand de Hys) “face” à Lucinde (Florie Valiquette) © Stefan Brion

Musique magnifique, orchestre brillant, récitatifs qui sonnent comme des airs, une émotion que l’on n’attendait pas forcément de Lully, et cette féérie discrète que Lilo Baur rend assez bien, avec cette incroyable et longue parenthèse où deux autres chevaliers sont confrontés à des émules -des camarades,- d’Armide, peut-être des leurres amoureux: tout un acte (le quatrième) où l’on goûte le timbre magnifique de la basse Lysandre Chalon en Ubalde et celui, tout aussi beau, du ténor Enguerrand de Hys en Chevalier danois. On a compris que, plus encore que les femmes (malgré leur présence) le plateau masculin est assez exceptionnel, si l’on y ajoute un Anas Séguin formidable dans le rôle de la Haine -qui tente de convaincre Armide, et sans y parvenir, de sacrifier Renaud. Mais aussi un élève de l’Académie de l’Opéra-Comique, Abel Zamora (l’Amant fortuné), ténor di grazia au timbre de velours, avec dans le gosier des couleurs étranges et rares.

Le choeur des Démons veille Renaud endormi (Cyrille Dubois) © Stefan Brion

Christophe Rousset est aux manettes. Son orchestre des Talens Lyriques, le choeur des Eléments (de Joël Suhubiette), répondent parfaitement aux différentes inflexions qu’il imprime à l’oeuvre, en fin connaisseur de ce répertoire -peut-être un poil d’alanguissement dans certains passages mesurés- dont il fait sonner la grandeur comme il en fait entendre la subtile poésie voire le rêve. Beau triomphe en tout cas pour tous les artistes -avant que Rousset ne reçoive la médaille de l’ordre national du Mérite, au Grand Foyer. Lully et Jodie Devos auraient été contents.



Armide” de Jean-Baptiste Lully, mise en scène de Lilo Baur, direction musicale de Christophe Rousset. Opéra-Comique, Paris, les 19, 21 et 25 juin à 20 heures, 23 juin à 15 heures.








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