“Aux armes, musiciens!”: la Résistance aux Invalides

Retour aux Invalides autour de la thématique de la saison à propos des 80 ans du débarquement: l’esprit de résistance… musical autour de la figure du général de Gaulle. Résistance intérieure, résistance extérieure aussi qui s’appelle… exil. Concert copieux dans la cathédrale -puisqu’ainsi nommée Saint-Louis-des-Invalides, siège de l’évêché aux Armées.


Nicolas Dautricourt © ECPAD



Il s’agissait d’abord de rendre hommage non seulement aux compositeurs mais aux textes -textes de poètes interdits, mélodies composées clandestinement, défendues par le choeur de l’Armée française sous l’autorité efficace d’Aurore Tillac -très “main de fer dans un gant de velours” Une autre femme était présente, Elsa Barraine, qui dirigeait alors le Front national des musiciens, affilié au Parti Communiste, ce qui lui valut quelques soucis avec police et Gestapo. Son “Avis” sur un texte d’Eluard est comme une grande fresque à la spiritualité laïque, étant entendu (je ne l’ai pas dit mais ce sera ainsi pour tous ces choeurs) que ce sont exclusivement des hommes qui chantent. La mélodie, peu à peu, monte et s’amplifie sous une forme d’appel.

Le choeur de l’Armée française (de dos la cheffe, Aurore Tillac) © ECPAD

Le texte d’Eluard s’inspire d’un avis d’exécution placardé par les nazis et narre la dernière nuit du condamné à mort, qui comprendra enfin qu’ “il n’avait pas UN camarade mais des millions”. Comme si le choeur fulgurant de Barraine était chanté par tous ces “déjà-morts pour la liberté” qui l’encouragent. Le Poulenc de “Priez pour paix” se réfère à Charles d’Orléans, il est totalement Poulenc, même si l’on ne savait pas que Poulenc, assez peu politique, eût rejoint ce Front. L’autre poésie est due à la plume inimitable d’Aragon, en forme de pastiche d’air ancien: “J’ai traversé les ponts de Cé / C’est là que tout a commencé / Une chanson des temps passés / Parle d’un chevalier blessé” etc. Et la fin: “Ô ma France ô ma délaissée / J’ai traversé les ponts de Cé”

Ces “Ponts-de-Cé”, commune aujourd’hui au sud d’Angers, au bord de la Loire, sont-ils aussi un hommage au premier compositeur entendu, celui qui prit vraiment les armes, Jehan Alain, d’une grande famille de musiciens, le frère aîné de Marie-Claire Alain et bel organiste lui-même, mais aussi magnifique compositeur dont le “Prière pour nous autres charnels” sur un texte de Péguy est bouleversant? Péguy mort dans les premiers jours de la Première Guerre mondiale. Jehan Alain tué dans un des rares combats qui opposèrent militaires français et allemands, sur la Loire, seul contre un bataillon ennemi dans cette lutte le long des rives du grand fleuve, du côté d’Angers et de Saumur: les “cadets de Saumur” qui luttèrent courageusement ont leur monument à Gennes, entre les deux villes, sur une butée; et le nom de Jehan Alain y est recensé.

Dans la cathédrale l’orchestre de la Garde républicaine © ECPAD

Magnifique ténor pour faire entendre le Péguy-Alain et, pour continuer la note mystique, deux merveilles, “Chanson à bouche fermée” et “O Salutaris hostia”. De même que la mort de Lily Boulanger si jeune fut une immense perte pour la musique, celle de Jehan Alain, trop oublié, fut une tragédie de cet ordre-là.

Le “Nuit et brouillard” (1963) de Jean Ferrat, en version chorale, donne d’autre couleurs à ce texte que les autorités officielles de l’époque n’aimaient guère, car il rappelait, comme le film de Resnais, une responsabilité de la police française dans les déportations en un temps où l’on faisait semblant de croire que tous les Français avaient été résistants. On entendra ensuite deux airs d’Anna Marly (Anna Smirnova) dont le moins connu “La complainte du partisan”, d’une plus grande lumière que “Le chant des partisans”: “L’ennemi était chez moi / On m’a dit: résigne-toi / Mais je n’ai pas pu / Et j’ai repris mon arme…” “Le chant des partisans” suivra évidemment, sur ce thème lancinant qui fera sa gloire, texte de Kessel et Druon, musique inspirée d’une mélodie russe, et qui fut créé par Germaine Sablon, la soeur de Jean Sablon, résistante elle-même et, à l’époque, la maîtresse de Kessel…

La deuxième partie voyait entrer en scène l’orchestre symphonique de la Garde républicaine, dont on oublie parfois que, comme toutes les formations de l’Armée -et tous, choristes comme musiciens, étant en grande tenue militaire-, il est avant tout un orchestre quasi comme les autres. A ceci près que tous ont évidemment des obligations de commémorations ou de service de l’Etat. Ce soir-là c’était presque un autre concert qui commençait. Pour faire le lien avec les chants de résistance une mélodie de Dutilleux mais cette fois avec orchestre -un Dutilleux de 27 ans, à l’écriture déjà profuse, riche et polytonale, pour faire un écrin à ce texte de Jean Cassou (résistant lui aussi), “La geôle”, autobiographique. Cassou, emprisonné à Toulouse, compose et apprend (car il n’a aucun papier) “Trente-trois sonnets composée au secret” et Dutilleux, membre lui-même du Front des musiciens, s’empare du texte, qu’il met en musique pour baryton et orchestre.

Le chef de l’orchestre, Sébastien Billard © ECPAD

On changeait ensuite d’ambiance, pour faire place à deux compositeurs exilés. Paul Hindemith, qui connut plus ou moins un exil intérieur du temps des nazis avant de pouvoir émigrer aux Etats-Unis. Ses “Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Weber” datent de 1943. Ne cherchez pas, dans ses quatre mouvements, des thèmes fameux de Weber, Hindemith est allé chercher des petites pièces et elles sont si… métamorphosées qu’un webérien fervent ne les entendrait même pas. Cela fait beaucoup de bruit, c’est assez répétitif, Hindemith est bien meilleur dans des partitions plus austères que dans ce “brillant” américain. C’est aussi que Sébastien Billard, soucieux de montrer l’excellence de ses musiciens, ne cherche pas à clarifier les lignes de force et les phrases secondaires de la partition, de sorte que tout cela sonne désordonné et assez confus.

Les choses s’arrangent dans le “Concerto pour violon” de Korngold, dernier des concertos post-romantiques puisque créé par Jasha Heifetz en 1947. Ce concerto qu’on ne jouait plus est désormais sur le pupitre de tous les violonistes, Anne-Sophie Mutter, Vilde Frang, Gil Shaham, Joshua Bell, Renaud Capuçon. Korngold, le juif autrichien, n’avait pas attendu l’Anschluss (1938) pour partir aux Etats-Unis, attiré par les sirènes des studios hollyvoodiens qui firent de lui un des grands compositeurs de musique de films. Il recycla, dit-on, des mélodies anciennes dans les trois mouvements virtuoses de son concerto, le plus beau mouvement étant le premier, sur un thème très Mitteleuropa qui le rapproche des concertos de Szymanowski. Le mouvement lent est d’une troublante nostalgie, le dernier très virtuose: Heifetz avait de quoi s’amuser…

Nicolas Dautricourt s’amuse aussi; il fait preuve d’une grande énergie, accompagné avec souffle par la Garde républicaine. C’est parfois au détriment de quelques notes savonnées, voire oubliées, mais l’esprit de l’oeuvre est là, avec ce mélange de charme hollywoodien et de tendresse viennoise. En bis, l’ “Oblivion” de Piazzola : “J’ai cherché du drame dans la vie de cet homme, je n’en ai pas trouvé”. Dans la vie de Piazzola peut-être pas. Mais dans celle des Argentins?



“En résistance!”: oeuvres de Jehan Alain, Poulenc, Barraine, Ferrat, Marly, Dutilleux, Hindemith et Korngold. Choeur de l’Armée française, direction Aurore Tillac. Orchestre symphonique de la Garde républicaine, direction Sébastien Billard. Nicolas Dautricourt, violon. Cathédrale Saint-Louis des Invalides, Paris, le 28 novembre.

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