L’anniversaire de William Christie: plus vieux, donc heureux.
C’était samedi à la Philharmonie “Happy birthday, Bill”. William Christie fêtait ses 80 ans. Et si tous ses amis étaient sans doute dans la salle, il y avait tout autour ceux qui sont devenus sinon des amis, en tout cas des fans. Nombreux, très nombreux, plus une place libre pour célébrer le musicien qui a tant fait pour Rameau, pour Lully, pour Charpentier. Pour ne parler que de nos Français.
Mais c’était curieux. Pas de cotillons, pas de confettis, pas de langues de belle-mère (bon, ça, on peut s’en passer) Et aucun feu d’artifice. Même pas un gros gâteau en forme de cookie géant -sans même imaginer qu’en sorte non une pin-up hollywoodienne mais une Alcina et ses filtres, une Médée en costume de meurtrière. A quoi s’attendait-on? A quoi m’attendais-je? Mais eux, tout autour de moi, qui n’en demandaient pas tant, simplement d’écouter de la musique dirigée par le maître du jour, le maître de la scène, comme si c’était lui qui célébrait notre anniversaire en nous offrant, à chacun de nous, un très beau et très long concert.
Donc William Christie à la baguette, les Arts Florissants devant lui, les choeurs aussi et quelques solistes. Et quasi une heure d’extraits des “Indes galantes” de Rameau en première partie.
Rameau, un de ses dieux. Je l’ai écrit dans ma chronique d’hier sur “Les fêtes d’Hébé” Mais justement: n’était-ce pas l’occasion de donner un de ses opéras dont il appelle de ses voeux qu’on les redécouvre? Tel “Dardanus”? Bon, ne nous plaignons pas. Il y a pire que d’écouter “Les Indes galantes”, sans mise en scène, donc en se concentrant sur la musique. Avec le charme mutin d’Emmanuelle de Negri (dans l’épisode des Incas) et les moins connus Bastien Rimondi et Renato Dolcini, récemment partenaires des Arts Florissants pour Bach ou Haendel. Et il y avait autre chose en-dehors de la musique.
Il y avait un des plaisirs du live, parfois (pas toujours), regarder. Regarder un chef. Sa gestuelle, très élaborée et très contenue en même temps, pas tout à fait minimaliste mais un envol de la main, un regard, un doigt tendu, une arabesque légère. Et, surtout, pas de baguette. Retour à son livres d’entretiens, “Cultiver l’émotion”: “A propos de la direction d’orchestre moderne, on me dit: “La position de la baguette peut tout dire” J’en conviens mais ça, c’est stupide pour ma musique! On ne peut pas diriger un choeur de Rameau ou de Lully avec cette direction, ça ne marche pas” Ainsi une gestuelle inventée, mise au point, qui ne ressemble à aucune autre, qui est dansante, élégante, parfois muette -c’est bizarre mais c’est ainsi. Et de toute faon nécessaire quand on passe, comme le dit l’intervieweur qui est aussi le premier violon des Arts Flo’, Emmanuel Resche-Caserta, de “claveciniste dirigeant de l’instrument à chef” (car il y a de l’opéra, un plateau, on ne peut se réfugier toujours derrière son instrument)
“Mon geste dessine la courbe ou l’architecture du phrasé. La musique que je dirige est une musique construite sur le discours, et ça, c’est la base de ma direction. Si vous voulez faire ressortir la syntaxe et le texte, vous pouvez donner l’attaque, c’est-à-dire la consonne, ou montrer le prolongement du son, qui est la voyelle (…) Ces éléments n’ont pas d’équivalent dans la direction d’une musique plus moderne, dans laquelle on ne s’occupe pas de ces détails-là” La citation que je reproduis est longue mais éclairante. Eclairante sur ce qui est obtenu en amont par cette direction particulière, si délicate et précise comme un trait de fusain -les autres chefs baroques sont tout à fait différents et parfois plus proches des “modernes”. Rameau ainsi, que je regarde autant que j’écoute, jusqu’à cette fameuse danse des “Sauvages” (le titre exact: “Forêts paisibles” ou “Danse du Calumet de la Paix” où brillent Emmanuelle de Negri et Renato Dolcini)
Après l’entracte l’autre bien-aimé, Haendel. Et, toujours extraite du livre d’entretiens, une anecdote navrante: “Au Parnasse de mes compositeurs il y aurait certainement Haendel. Je me souviens d’une immense déception que j’ai eue à Amsterdam à ce propos. Gustav Leonhardt me dit un jour: “Tu as tort d’aimer Haendel, il est médiocre”… Comme quoi (c’est moi qui ajoute) on peut être un très grand musicien et dire d’absolues bêtises. C’est aussi que souvent ne pas aimer conduit à ne pas analyser. On a tous en tête, en littérature, peinture, musique, cinéma, ce fameux “chef-d’oeuvre qui nous tombe des mains” (des yeux, des oreilles). Mais dans cette formule il y a “chef-d’oeuvre” Nous ne sommes pas en adéquation avec lui, c’est tout; ou c’est notre sensibilité qu’il heurte ou laisse froide. Il faut le comprendre mais souvent on est arrogant face à ce que nous sommes parfois seuls à avoir détesté.
Pour se venger -et les spectateurs de samedi étaient ravis de cette vengeance-, une petite demi-heure d’ “Ariodante” où l’on goûtait les airs et duos -Ariodante et Ginevra si complémentaires- de Lea Desandre et Ana Maria Labin aux magnifiques aigus. Puis -et ce fut la découverte- une grande demi-heure de ce semblant d’oratorio au titre italien -assez tardif dans l’oeuvre de Haendel (1740)- “L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato”, mais chanté en anglais car sur des poèmes de John Milton, l’auteur du “Paradis perdu”. Découverte car plein d’inventions orchestrales, de mélanges de timbres inattendus, de divers styles comme celui, un peu canaille, presque une musique des pubs, très bien rendu par le ténor James Way. Lui succède Rachel Redmond, un peu en difficulté dans la rapidité mais délicieuse dans l’élégie, la romance, ce chant du rossignol, par exemple, où elle est accompagnée par un merveilleux flûtiste (est-ce Serge Saitta ou Charles Zebley?) Les choeurs, eux, s’en donnent à coeur joie (“Or let the merry bells ring round”) et… curieusement, après ce merveilleux digest, un petit air de “Semele” où Rachel Redmond, de nouveau, est à la peine.
Et c’est tout. Longs saluts, longs applaudissements.
Mais heureusement surgit Paul Agnew, le complice. Intime à “Bill” l’ordre de s’asseoir. Les autres chanteurs encadrent la scène, sagement. Une femme entre, aux longs cheveux blond cendré, entame un magnifique air sombre et désespéré, de “Giulio Cesare”, le “Se pieta di me non senti”. Et cela dure, et c’est très beau et c’est… Natalie Dessay. Qui n’a plus forcément les aigus d’autrefois mais qui conserve toujours cet art magnifique de la tragédienne. Suivra “Monsieur Dessay”, Laurent Naouri, dans un bref Rameau, “Puissant maître des flots” d’ “Hippolyte et Aricie”. On est ravi et Christie, lui, est très ému. Surgit alors… Nelson Montfort, très amusant, dans une jolie intervention amicale où il se parodie avec beaucoup d’élégance. Tout le monde rit. La maître de la soirée est touché. Le public, content, regagne ses pénates.
Mais l’on se disait: où sont les Sandrine Piau, Véronique Gens, Reinoud Van Mechelen et tant d’autres?
Avant cela cependant, William Chrstie, très ému -et l’homme n’est pas connu pour laisser filtrer ses émotions-, remerciait certes le public mais surtout notre pays dont il ne regrette pas de l’avoir choisi tant d’années plus tard, faisant l’éloge de notre système culturel de manière très émouvante, et nous le recevions, nous, Français râleurs toujours prompts à regarder ce qui ne marche pas, avec, d’ailleurs, de plus en plus d’injustice, nous le recevions cette fois avec un peu d’étonnement, vaguement de fierté, comme un trésor que nous ignorions avoir, en cherchant aussi comment continuer à le protéger puisque cet homme intransigeant nous le demandait avec cette conviction et cette certitude, lui qui avait exploré le monde et constaté combien un pareil trésor est fragile -ode aussi à tous ces jeunes Français qui “dans les concours, les orchestres, pour le domaine que je connais assez bien, font briller leur pays de mille feux, sans que cela fasse davantage tendre l’oreille de ceux qui sont aux manettes” (je résume, pas avec les vrais mots de “Bill” mais l’esprit y est)
Et le vrai “anniversaire heureux”, on le lisait sur son visage le lendemain, aux “Fêtes d’Hébé”, quand il entamait aux saluts une esquisse de rock -un rock en chaussettes rouges (dont il doit avoir cent paires)- avec Lea Desandre.
Quant à ses “vrais” 80 ans, c’est aujourd’hui, 19 décembre.
“Happy birthday, Bill”: Solistes, choeur et orchestre des Arts Florissants, direction William Christie. Oeuvres de Rameau (Les Indes Galantes, Hippolyte et Aricie) et Haendel (Ariodante, L’Allegro, il Pensieroso ed il Moderato, Semele, Giulio Cesare) Philharmonie de Paris, le 14 décembre.