Aux Invalides “En fanfare” mais de la guerre et de l’exil

Poursuivant l’esprit de l’exposition “Une certaine idée de la France”, un nouveau concert aux Invalides proposait des oeuvres pour vents de compositeurs moins joués, Français résistants, autour du testament de l’exilé hongrois que fut Bela Bartok, non pas chassé par les nazis mais par sa propre morale, son pays, même s’il en était déjà parti, sombrant dans l’abjection à la fin de la guerre…

Claude Kesmaecker et les musiciens de la musique de l’Air et de l’Espace © Eva Sénéchal, armée de l’Air et de l’Espace



Des fanfares… On les associe plutôt volontiers au triomphe. Mais il en est d’amères aussi. Les “Fanfares de la liberté” de Darius Milhaud, assez anecdotique du point de vue musical, ont été créées -mais donc composées peu avant- dans cette année cruciale où la guerre va peut-être basculer, 1942. Milhaud est aux Etats-Unis, sa fièvre de compositeur ne s’arrête heureusement pas, lui, le très prolixe.

Des fanfares… Car aussi la formation de ce soir, l’Orchestre de la musique de l’Air et de l’Espace (c’est son nom désormais, à cette formation au départ liée à l’armée de l’Air), n’a aucune corde. Ce n’est pas trop gênant pour l’oeuvre surprenante qui suit, la “Suite élisabéthaine” de Jacques Ibert. Un Ibert qui, contrairement à Milhaud, ne quittera pas la France; mais sa musique sera interdite par Vichy pour des raisons politiques. Et c’est là qu’il faut parler de cette femme étonnante, la comtesse Pastré.

Une des mécènes de ces temps-là, et encore davantage, qui, Marseillaise, aida le fameux Américain Varian Fry à faire partir le maximum d’artistes aux Etats-Unis ou à en protéger d’autres chez elle. De Clara Haskil à André Masson, de Georges Auric à Lily Laskine, Josephine Baker, Darius Milhaud avant son exil et tant d’autres qu’on a un peu oubliés. Or la voici le 27 juillet 1942 (la zone libre existe encore) qui monte pour une unique représentation le “Songe d’une nuit d’été”, cette merveille de Shakespeare dont le parc de son château dans la garrigue fait un décor idéal. L’orchestre, composé de musiciens juifs dirigés par Manuel Rosenthal, la musique de scène d’Ibert (9 numéros), des danseurs des Ballets Russes, les décors et les costumes de Christian Bérard, tout concourut à faire de cette soirée un moment magique… dont il ne restera rien. Sinon cette musique, jamais donnée, du délicieux Jacques Ibert, donc -réécoutez aussi bien les fameuses “Escales”, baignées du soleil langoureux de la Méditerranée, que la “Symphonie pour hautbois” d’un chic si français. La “Suite élisabéthaine” mêle évidemment l’esprit de Purcell à quelque chose de très français, droit et clair, il nous manquait seulement deux parties avec choeur, dont une avec soprano.

Une armée de vents © Eva Sénéchal, armée de l’Air et de l’Espace

(Lily Pastré, après guerre, sera aussi à l’origine du festival d’Aix-en-Provence. Elle mourra sans le sou, à force d’en avoir donné aux autres)

Le “3e concerto pour piano” de Bartok sera à la fois réussi et frustrant. Réussi grâce à un pianiste pas si fréquent, Roustem Saitkoulov. Qui aborde ce concerto avec une grande énergie, une belle clarté des lignes. Ce qui est assez inattendu: je me souviens d’une Hélène Grimaud qui entamait rêveusement le beau thème initial en soignant particulièrement les silences. Pour Saitkoulov l’énergie est dans la lignée des deux autres concertos et d’un Bartok qui, si près de la mort, n’a pas renoncé. Cela peut se justifier si les moyens sont à la hauteur de l’ambition, ce qui est le cas. Je reprocherais seulement à ce pianiste d’être un peu trop le nez sur sa partition, ce qui lui interdisait de donner une vraie envolée à certaines phrases. Le final, dans cette jouissance sonore où Bartok retrouve les rythmes motoriques de ses oeuvres passées, était magnifique. Avec la complicité des musiciens de l’Armée de l’air. Mais voilà: Claude Kesmaecker, le chef (qui est désormais passé de lieutenant-colonel à colonel!), a dû pallier l’absence de cordes en transcrivant pour les vents et les percussions. Or, dans le mouvement lent où, comme souvent, l’écriture nocturne est confiée aux cordes, on perd beaucoup de poésie, de profondeur.

Depuis la nef © Eva Sénéchal, armée de l’Air et de l’Espace

On entendait enfin -et la musique de l’Air, dans l’immense nef, y était à son affaire- les “Fanfares liturgiques” d’Henri Tomasi, compositeur dont on regrette aussi (mais il y en a tant, de ces Français négligés par les Français eux-mêmes) qu’il soit si peu joué. Je les avais entendues déjà, ce sont quatre pièces sombres et d’une grande force qui mettent en valeur les cuivres -Tomasi, parmi les nombreux concertos qu’il a écrits, a servi la trompette, le trombone, le saxophone (deux fois) Les “Fanfares liturgiques” sont des pièces extraites de l’opéra “Don Miguel de Manara” où Miguel, une sorte de Don Juan, va, lui, se repentir et finir dans la sainteté. La première fanfare, “Annonciation”, rappelle celle de “La Péri” de Paul Dukas. La deuxième, “Evangile”, se construit autour d’un long solo de tuba encadré par ses camarades, musique de grande sobriété. La troisième, “Apocalypse” fait place à des cors triomphants épaulés par les trompettes, comme une chant de victoire. La dernière, “Procession du Vendredi-Saint”, évoque ces noires cérémonies des pays méditerranéens (Tomasi était corse), sur un thème inspiré d’abord du “Dies Irae”, les instruments entrant en scène les uns après les autres, avant une fin presque mystique, comme une méditation cuivrée.

Les héritiers d’Ibert et de Tomasi étaient là. Heureux qu’on joue leurs ancêtres. On aimerait qu’ils n’aient plus à faire ce déplacement, devant s’y consacrer chaque soir.



Orchestre de la musique de l’Air et de l’Espace, direction Claude Kesmaecker: Milhaud (Fanfares de la liberté) Ibert (Suite élisabéthaine) Bartok (Concerto pour piano n° 3 avec Roustem Saitkoulov, piano) Tomasi (Fanfares liturgiques) Cathédrale Saint-Louis des Invalides, Paris, le 12 décembre.

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