Le “Hall of femmes” de l’académie Jaroussky

A la Seine musicale de Boulogne, concert de fin d’année des promus de l’académie Jaroussky pour la saison 24-25: un concert dédié aux femmes compositrices. L’occasion de belles découvertes; mais parfois ce ne furent pas les plus connues (connues, tout est relatif!) qui se montrèrent les plus intéressantes.


Bartu Elic-Oszoy, Cédric Tiberghien, Louisa Deloye © Claude Yvon



Car ces femmes compositrices, sans qu’elles nous soient encore vraiment familières, commencent à être jouées pour quelques-unes dans différents formats et par les artistes les plus divers. On s’est même étonné de l’absence de certaines (Fanny Mendelssohn ou Germaine Tailleferre), ce qui prouve aussi qu’elles ont été bien plus nombreuses qu’on le pensait et qu’il est étrange que tant d’entre elles aient à ce point disparu de notre mémoire. Même si, je le répète (au risque d’en agacer certaines), il y avait ce soir-là beaucoup de talent mais peu de génie mais, je le répète également, c’eût été peut-être la même chose avec un programme totalement masculin.

Rappelons toutefois les conditions de cette académie Jaroussky qui est désormais dans sa huitième saison. Outre le prêt d’instruments pour trois ans à de tout jeunes qui n’y auraient pas forcément eu accès (à l’instrument!), trois sessions, en septembre (la présentation), avant Noël, en mars, avec concerts précédés d’une semaine de masterclass, et concert de clôture en juin, donnés par les sélectionnés, brillants représentants de nos conservatoires (mais pas forcément français), et par leurs professeurs. Les professeurs étant ceux des trois instruments “rois” -piano, violon, violoncelle- nommés a priori pour cinq ans, et ce sera cette année la 4e, donnant l’occasion (les master class sont publiques, sur inscription) d’entendre les conseils de Cédric Tiberghien (piano), Nemanja Radulovic (violon) et Anne Gastinel (violoncelle) ou Philippe Jaroussky lui-même pour la voix, et pas forcément en chant baroque , assez rarement d’ailleurs…

Au violoncelle Blanche Ballesta avec au piano Karolina Tomaszewska © Claude Yvon

Cette année la promotion Nadia et Lili Boulanger voulait faire une place aux femmes compositrices durant le concert d’avant Noël -qui n’avait qu’un “tort”, venir quelques jours après un concert semblable à la Philharmonie. Mais la mariée étant trop belle parfois -ou les femmes oubliées trop nombreuses (probablement)-, il en manquait à l’appel, j’ai cité Tailleferre ou mademoiselle Mendelssohn et j’aurais pu y ajouter Strozzi, Jacquet de la Guerre, tout le monde pré-mozartien en fait qu’on aurait pu entendre par exemple dans le chant baroque -mais est-ce une volonté de Jaroussky qui s’y émerge suffisamment par ailleurs de le mettre de côté?

On aurait pu aussi -que n’aurait-on pu?- limiter à une oeuvre chaque compositrice pour laisser place à d’autres absentes. Ne garder d’Amy Beach l’Américaine que les mélodies “A Mirage” et “Stella Viatoris” (magnifique voix de Margaux Poguet) en oubliant la “Romance pour violon et piano” pourtant bien défendue par Matej Mijalic et encore plus le “Dreaming” à qui le piano d’Oleksandr Dzvinkovsky ne peut donner davantage qu’un pâle souvenir de Chopin tel que le jouaient les jeunes filles tuberculeuses. Pour la Française Rita Strohl (qui s’appelait en réalité Aimée Marguerite Marie Mercédès Larousse La Villette), la mélodie “L’épinette” est charmante dans la gorge d’Abel Zamora et belle la sonate “dramatique” pour violoncelle et piano “Titus et Bérénice” mais pas dramatique du tout, on a presque l’impression que ces deux -là batifolent dans la campagne romaine sous l’oeil des chèvres.

Autour de la soprano Margaux Poguet il y a Matej Mijalic, Anna Giorgi et Blanche Ballesta © Claude Yvon

Intéressant cependant d’entendre la différence des styles d’une Marguerite Canal, très debussyste dans l’ “Esquisse méditerranéenne n° 2” défendue par Anna Giorgi (souvent mise à contribution) et plus franckiste dans la mélodie “Nell” (d’aucuns diraient que cela marque une absence de style propre) Pour le reste une palme aux soeurs Boulanger, bien sûr, les mélodies méconnues de Lili, son superbe “Nocturne et cortège” que défend sans excès la violoniste Jana Jakovlevic, mais aussi les “3 pièces” de Nadia (Shong Li, très beau violoncelle, avec au piano Daniel Streicher) dont on regrette qu’elle se soit arrêtée de composer, s’estimant si inférieure (quelle erreur!) à sa soeur disparue…

Deux autres soeurs assez éblouissantes, Pauline Viardot dont les mélodies nous sont un peu plus connues, comme cette “Nuit” où la soprano Deborah Salazar est accompagnée par un trio avec piano (procédé utilisé aussi par Amy Beach): mais savait-on (et désormais on le saura!) , après ce “Couteau” de Nadia B. et le “Sleep weary heart” d’Ethel Barnes (déjà oublié) que La Malibran était aussi compositrice, de ce “Rataplan” où elle a mis tant d’humour -et surtout quand l’excellent baryton Max Latarjet se trouve accompagné par Jaroussky lui-même au petit tambour et par Margaux Poguet très sérieuse au… triangle?

Jaroussky for ever (avec Sacha Morin) © Claude Yvon

Quelques découvertes aussi, évidemment, qui retiennent plus que d’autres morceaux où l’on s’arrête aux portes du génie (sans les franchir): le puissant “Der sturm” de Marie Jaëll avec la voix wagnérienne de Fanny Utiger. Les “Papillons” stridents de Saariaho bien combattus par le violoncelliste Cyprien Lengagne, la curieuse “sonate” de l’inconnue Amanda Maier, si brahmsienne et parfois schumannienne, dopée par le violon superbe de Masaki Morishita (avec Anna Giorgi) Evidemment quand Jaroussky lui-même (avec Sacha Morin, pianiste à suivre) défend Cécile Chaminade, c’est du pur bonheur. Mais la dame est une grande: même si “Sombrero” est une espagnolade de charme, sa “Ma première lettre” est une merveille (tiens, un regret, on aurait voulu connaître les auteurs de certaines mélodies)

Dois-je les citer toutes? Il manque encore Mel Bonis (Mélanie, donc Française: elle, on commence à la connaître), Jadranka Stojakovic (air traditionnel de Serbie défendu par le compatriote Radulovic) ou Rebecca Clarke (un air irlandais pour violon et violoncelle). Mais surtout ce “Salut au bois” de Fred de Faye-Jozin, une Bretonne absolument oubliée, qui composa une “Suite sylvestre” pour 4 violoncelles et qu’Anne Gastinel a transcrite pour 6 -elle et ses 5 “élèves”: un coup de coeur, nous dit-elle, entre Ernest Chausson et Richard Strauss, avec une grande mélancolie et de très beaux accents.

Fanny Utiger, une voix wagnérienne © Claude Yvon

J’avais assisté le lundi précédent à la master class de violon de Nemanja Radulovic: dans ce “Club des 5” une seule femme, Jana Jakovlevic, présentant le “Concerto” de Tchaikovsky, malheureusement sans grande âme. Mais, à chaque remarque de Radulovic, cette jeune femme mettait un vrai talent à rectifier le tir de sorte que, rejoué, ce mouvement initial du concerto en était comme nettoyé. Ses quatre camarades, eux, montraient un talent plus immédiat. La fougue -parfois exagérée, lui dit Radulovic, ou qu’il faut conduire en la canalisant- de Matej Mijalic dans la “Sonate” de Franck (justifiée dans le deuxième mouvement, moins dans le premier), la beauté du son de Masaki Morishita, spécialement dans les graves, défendant le si difficile "Concerto” de Sibelius (avec parfois des phrases qui s’essouflent), l’engagement de l’étonnant franco-turc Bartu Elci-Ozsoy (compositeur et chef d’orchestre précoce de surcroit) dans ce même Sibelius (le mouvement final) au risque de notes râpeuses, et enfin le “3e concerto pour violon” de Grazyna Bacewicz (elle en écrivit 7, qu’elle créa pour une grande part) défendu d’un bout à l’autre par Miquel Muniz, alliant donc panache et une vraie curiosité.

Nemanja Radulovic © Claude Yvon

Alors, de Radulovic, qu’auront-ils appris, qu’auront-ils compris? Une chose m’a frappé, l’insistance de l’ “ancien” (il me le confirmera) sur la nécessité d’accompagner le son, d’aller au bout des phrases. Et c’est vrai qu’il y a cette propension dans tous les grands concertos, dans le lyrisme qui est le son même d’un violon, à s’élever, à viser le ciel ou ce qu’il contient de métaphysique, qui est le sujet même du “Lark Ascending” (l’Envol de l'alouette) de Vaughan Williams et qui est la trajectoire, (ré)écoutez-les avec cette idée en tête, du Beethoven, du Mendelssohn, du Tchaikovsky, du Brahms, du Bartok, de tant d’autres. Monter, monter pour que le son pur finisse par être une quintessence de son (quand le piano est, lui, parfois destiné aux abysses et que le violoncelle… ah! le violoncelle, c’est sa tessiture même qui l’entrave, il se rattrape autrement) Et pour cela, insiste Radulovic, aller au bout de la phrase, de l’intention du compositeur qui est de ne pas s’arrêter en route, de poursuivre jusqu’en haut de la montagne malgré l’essouflement qui pointe. Et de nous montrer alors, à nous qui écoutons, non le panorama mais le ciel.

Et pour cela aussi (dans le Sibelius de Morishita, dans le Tchaikovsky de Jakovlevic) se ménager des appuis, des respirations, relâcher comme on se suspend un instant dans la montée vers le col et pour mieux repartir -cela passe par un ralentissement, une note qu’on tient un peu plus, un silence prolongé. Mais tout cela sans tromper non plus la partition, sans la trahir.

Anne Gastinel et ses violoncellistes, Shicong Li, Blanche Ballesta, Arthur Daems, Louisa Deloye, Cyprien Lengagne © Claude Yvon

Et aussi la bienveillance (comme je déteste ce mot! Mais cette fois le sentiment est réel) de Radulovic: “Leur donner, en plus d’une idée de l’interprétation, une piste peut-être, encore plus la confiance en eux. Les pousser, dans chaque oeuvre à ne pas s’arrêter au milieu, à aller toujours quelque part. Même si, moi, parfois, je ferais autrement. Chaque artiste a quelque chose à dire, eh! bien, qu’ils soient là pour me le dire; même si dans une autre langue que la mienne - Vous avez appris, vous apprenez des choses d’eux? - Plein de fois. Pas seulement des doigtés que j’ai envie d’essayer, cela c’est la technique. Mais on apprend aussi à travers eux sur soi” Ce qui était un peu la leçon de son maître, Patrice Fontanarosa, au jeune Radulovic: “De la beauté, de la joie. L’amour de la musique, c’est l’amour de la vie”.

Le sourire et la gentillesse.


Concert de l’académie Jaroussky avec Cédric Tiberghien (piano), Nemanja Radulovic (violon), Anne Gastinel (violoncelle), Philippe Jaroussky (chant) et les élèves: pour le piano Karolina Tomaszewska, Oleksander Dzvinkovsky, Sacha Morin, Anna Giorgi, Daniel Streicher. Pour le violon Bartu Elci-Ozsoy, Miquel Muniz, Jana Jakovlevic, Matej Mijalic, Masaki Morishita. Pour le chant Deborah Salazar, Abel Zamora, Thaïs Raï-Westphal, Fanny Utiger, Max Latarjet, Margaux Poguet. Pour le violoncelle Blanche Ballesta, Arthur Daems, Louisa Deloye, Cyprien Lengagne, Shicong Li. Avec le choeur de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et le choeur Unikanti. Oeuvres des soeurs Boulanger, de Bonis, Viardot, Canal, Strohl, Saariaho, Stojakovic, Chaminade, Faye-Jozin, Jaëll, Beach, Barnes, Malibran, Clarke, Maier. La Seine Musicale, Boulogne-Billancourt, le 20 décembre.

















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