Kirill Gerstein et l’OCP, un marathon au XVIIIe siècle
Un programme fort intéressant pour mieux faire connaissance avec le pianiste Kirill Gerstein et pour prendre des nouvelles de l’orchestre de chambre de Paris: le XVIIIe siècle donc, dans sa splendeur, Mozart et Beethoven mais aussi un troisième larron, Antonio Salieri.
Et, je l’avoue, c’était cela qui m’avait intrigué: Salieri qu’on joue si peu, depuis l’injuste procès (injuste mais si merveilleux pour les cinéphiles) qui lui fut fait, dans l’ “Amadeus” de Milos Forman, d’avoir assassiné notre Wolfgang à tous -qui, pour la peine, est un des rares Européens à avoir son effigie sur nos pièces, grâce à des Autrichiens enfin reconnaissants. Le concert de l’OCP aurait d’ailleurs pu s’appeler “Vienne for ever” ou “l’endurant monsieur Gerstein” puisque celui-ci jouait trois concertos pour piano, avec beaucoup de chic et une réserve souvent bienvenue, mais pas toujours.
Un Kirill Gerstein qui n’est pas le plus connu chez nous de tous ces pianistes russes ou de l’école russe. Russe, il le fut, né il y a 45 ans (c’était encore l’U.R.S.S.) dans l’aimable cité (c’est une antiphrase) de Voronej, non loin du Don (paisible). Est-ce sa judaïté qui le conduisit à l’exil, pour des études menées essentiellement, semble-t-il, aux Etats-Unis? Il se revendique cependant, sur son site même, comme “Russian-American”, et résidant à Berlin, qui est plus proche de Moscou que de New-York.
Trois concertos donc, le plus beau de Mozart (je me répète), un Beethoven et ce Salieri qui nous prouve si abondamment que le brave Antonio était un compositeur moyen incapable de se prolonger hors de son temps ou, plus exactement (ce que fit Mozart), de comprendre, avec ses propres ressources du XVIIIe siècle, ce que le XIXe allait devenir (sans parler de la suite). Salieri, donc, composa deux concertos pour piano (pianoforte en l’occurrence) la même année 1773. Son excuse: il n’avait que 23 ans. Ce fut écrit “pour deux dames” et très classiquement écrit. Il n’y a rien à en dire, Gerstein les joue ainsi, probablement en forme de clin d’oeil pour nous consoler: “C’est pour vous montrer plus intensément quand vont commencer les choses sérieuses et que tout ne se vaut pas comme voudrait nous le faire croire notre triste époque”
En même temps le programme nous rappelle que cette même année 1773 un Mozart de 17 ans écrivait son “5e concerto pour piano” qui, pour n’avoir pas le génie des grands de la série 20 et quelque, est cependant pourri de talent et montre déjà ce que deviendra le stupéfiant jeune homme. Mais Gerstein s’attaque au 20e, le ré mineur, le plus beau pour moi, le plus profond, le plus secouant, le plus tragique. Et, justement, d’un Mozart qui a compris qu’au pianoforte va succéder le piano, qui sera un instrument plus doux et plus sonore, capable d’un millier de nuances que le pianoforte ne possède pas. Et c’est extraordinaire d’entendre que Mozart écrit vraiment en anticipant pour un instrument qui n’existe pas encore -j’entendais ainsi tout à l’heure le premier mouvement du “17e concerto” au pianoforte, qu’il sonnait petit et galant, charmant d’ailleurs mais comme on dit d’un bambin qui fait la joie de son auditoire “qu’il est charmant, qu’il est mignon” (air connu)!
Mais la version de Gerstein est intéressante même si elle ne m’a pas totalement convaincu (évidemment j’ai toujours dans l’oreille l’insurpassable Clara Haskil): c’est à l’orchestre qu’il confie le drame, les couleurs sombres, le piano répondant dans le registre de l’intériorité, de la retenue, de la clarté. Comme si c’était, justement, un jeu de pianoforte mais au piano. Cela tient la route, cela nous dit aussi cette période de transition, incertaine peut-être (la Révolution Française arrive, qui touchera tant l’Autriche en la personne d’une Marie-Antoinette, la soeur des empereurs), mais où, au contraire d’autres périodes où la vox populi et la “vox” des artistes n’avaient rien compris, la singularité de Mozart (si bien rendu par Forman et son interprète de Salieri, abasourdi par ce qu’il entend et suffisamment musicien aussi pour comprendre qu’il y a du génie dans ces développements incroyables) est tout de même reconnu par Vienne, par Prague, par un empire qui, plus que tout autre nation, respirait déjà du sol au plafond la musique.
L’orchestre de chambre de Paris, on s’en souvient, a été traumatisé par le passage éclair et si musical d’un Lars Vogt, enlevé à 52 ans en laissant en testament un très beau disque Mendelssohn, après un dernier concert qu’on peut voir sur You Tube, l’Andante du “Concerto n° 2” de Chostakovitch, deux mois avant de disparaître. L’orchestre est-il remis? Cela dépend des moments. Il a hérité d’un nouveau chef, possèdant lui aussi une forme de rigueur germanique, Thomas Hengelbrock, qui n’est arrivé qu’à l’automne. Pour ce concert une violoniste étonnante remplaçait la supersoliste violon solo Deborah Nemtanu. Elle s’appelle Maria Wloszczowska, il fallait la voir prolonger ses coups d’archet avec une énergie farouche et Gerstein se reposer sur elle pour entraîner l’orchestre; elle vient d’être nommée violon solo à l’orchestre de chambre… d’Europe.
Ainsi, si le pupitre des vents tient sa place sans problème, les cordes dans le troisième concerto donné étaient encore un peu brutales. Mais c’est aussi le jeu de cette introduction du “Concerto n° 2” de Beethoven où, de la même manière, Gerstein avance droit, limpide, jeu sans pédales, qui avance, qui sait où il va.
Mais cette fois pour des raisons très différentes du Mozart. On est en 1795, le siècle s’achève dans une guerre européenne et cela ne s’arrangera pas au début du siècle suivant. Le premier mouvement dit adieu à son temps, à Mozart (il semble qu’à la création, Beethoven étant au piano, c’est… Salieri qui dirigeait!), le second est un de ces grands rêves beethovéniens, empreint de nuit, le rondo final, Gerstein le fouette, l’accélère, c’est toute l’énergie de Beethoven dans un corset galant qui explose, bien sûr. Et Beethoven le remaniera encore, ce concerto qui fut composé avant le premier…
Mais entretemps on avait eu une sacrée surprise, et grâce à un très peu attendu monsieur Salieri: “26 variations sur le thème des “Folies d’Espagne” Rappelons ce paradoxe: thème bref, solennel, sans doute créé au Portugal dès le XVe siècle et qui connaîtra une vraie “folie” à partir du XVIIe. S’en saisissent ainsi pour les variations les plus diverses (mais en général instrumentales) Kapsberger, Corelli, d’Anglebert, Scarlatti père, Couperin, Carl Philip Emanuel Bach et bien d’autres. Salieri ferme la marche. Ces “Variations”, composées en 1815, créées en 1818 (Salieri meurt en 1825) sont un adieu anachronique au XVIIIe siècle dans les premiers temps du romantisme (on pense souvent à Vivaldi) mais écrites, cette fois, avec une invention, une science de l’instrument (pizzicati des cordes, déchaînement des vents, solo de harpe, jeu des flûtes, air funèbre avec tambour, duo flûte-clarinette, plus quelques acrobaties ahurissantes de mademoiselle Wloszczowska) comme si Salieri, débarrassé de Mozart et Haydn et ne redoutant plus Beethoven, arrivé à la fin de sa vie et ayant renoncé à se comparer avec de tels génies, s’était dit: “Je vais utiliser ma science musicale, cela me tiendra lieu de passeport pour la postérité”
Pari réussi. Le public, l’autre soir, étonné, fut aux anges. Où l’attendaient les ombres de Ludwig et d’Amadeus.
Orchestre de chambre de Paris, direction Kirill Gerstein (piano) et Maria Wloszczowska (violon): Salieri (Concerto pour piano en si bémol. 26 variations sur le thème des Folies d’Espagne) Mozart (Concerto pour piano n’° 20) Beethoven (Concerto pour piano n° 2) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 9 janvier.