“La petite renarde rusée” de Janacek: bestiaire pour drame.

C’est, à l’Opéra-Bastille, la reprise d’un spectacle qui n’avait pas été donné depuis 2008: “La petite renarde rusée” de Leos Janacek. Bel ouvrage plein d’amertume sur les rapports entre les animaux et les humains, ceux-ci, on s’en doute, guère pétris… d’humanité.


A droite les mariés Renard (Elena Tsallagova et Paula Murrihy) avec leurs témoins © Vincent Pontet, Opéra national de Paris



On a dit souvent que si Janacek était mort dix ans plus tôt (en 1918 au lieu de 1928) l’histoire de l’opéra en eût bien souffert. Nous n’aurions pas pu voir “La petite renarde rusée” non plus que “Katia Kabanova”, “L’affaire Makropoulos” ou “De la maison des morts” son oeuvre ultime d’après Dostoïevski.

Il y avait en 2008 à la tête de l’Opéra un passionné de Janacek, un passionné d’ailleurs du XXe siècle, avec cependant ses détestations, Gérard Mortier. Il demeura à Paris de 2004 à 2009, on se souvient aussi de lui pour avoir refuser de monter le moindre Puccini, auteur qu’il exécrait. En revanche, et c’est tant mieux, “L’affaire Makropoulos” fut donné en 2009 dans une mise en scène de Krzystof Warlikowski et “Katia Kabanova” dès 2004, monté par Christoph Marthaler. Mortier avait le don d’attirer des metteurs en scène “sulfureux” (pour un public un peu conservateur!)

Les tournesols et les animaux. Endormi à droite le garde-chasse (Milan Siljanov) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Et donc cette “Petite renarde rusée” présentée en 2008 mais qui venait de Lyon (en 2000) et qui a donc 25 ans. Une énigme cependant: la présente série de représentations indique “la reprise de la production est assurée par l’opéra national de Paris” sous la responsabilité de Dagmar Pischel. Or cette mise en scène, on la devait à André Engel. Comme on ne l’avait pas vue, on ignore ce que Dagmar Pischel a changé, sans doute assez peu car les photos de l’époque nous rappellent bien cette atmosphère de bestiaire un peu fou (acteurs ou choristes anthropomorphes joliment dessinés sans qu’on reconnaisse forcément quels animaux ils incarnent, sinon, par exemple, la grenouille qui progresse à petits bonds) confronté au monde des humains. Des humains un peu débraillés, engoncés dans des costumes vaguement folkloriques. Et au milieu la “Petite renarde rusée” (un renard est toujours rusé, comprenez plutôt “débrouillarde”) que reprend, 17 ans plus tard, avec beaucoup de présence et sans doute plus de maturité (au détriment de la juvénilité?) une excellente Elena Tsallagova. Alors que s’est-il passé? Quel conflit se cache derrière cet effacement d’un de nos très bons metteurs en scène? Nous ne le saurons pas.

La progéniture renarde autour de maman Bystrouka (Elena Tsallagova) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Au-delà, cette “Petite renarde rusée” bénéficie de beaucoup de qualités. La principale, la musique, bien sûr: du pur Janacek, ce mélange de courtes phrases répétées, de syncopes, avec une inventivité toujours renouvelée -Janacek est de ces compositeurs qu’on reconnaît en deux mesures. Et ce sens aussi de la concision. On n’est pas chez Wagner -avec le génie de Wagner mais un génie qui s’étale… Les aventures de “La petite renarde rusée” sont réglées en une heure 40. Elles s’inspirent d’une “bande dessinée” (il y en avait déjà) dont le scénariste s’appelait Rudolph Tesnohlidek, conscience écologique avant l’heure, en tout cas très attentif au sort animal -il n’était pas le seul, le programme de l’Opéra nous rappelle les superbes peintures animalières de l’Allemand Franz Marc (son “Renard bleu-noir” de 1911 visible à Wuppertal), tué à la guerre en 1916. Tesnohlidek, qui était de Brno, Morave comme Janacek, se suicida en 1928 peu de temps avant la mort de Janacek (aucun rapport entre les deux décès) mais, comme cela arriva pour Modigliani et Jeanne Hébuterne, l’épouse de Teslohnidek se tua elle aussi le lendemain de la mort de son mari… Beau mystère (le suicide en est toujours un) de ces couples fusionnels…

Les époux prennent la pause au milieu des animaux (Elena Tsallagova et Paula Murrihy) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Cela explique aussi peut-être (et des extraits du conte de Teslohnidek sont aussi reproduits dans le programme) que, malgré ce beau décor d’ouverture, un champ éclatant de tournesols un beau jour d’été, qui cependant lui verra se succéder un paysage grisâtre sous la neige, l’atmosphère, malgré le bestiaire des créatures des champs et de la forêt (ah! ce cerf qui passe en grand manteau rouge imprimé de feuilles mortes! Très beau travail de la costumière, Elisabeth Neumuller, et de Nicky Rieti, le décorateur ), ne soit pas des plus guillerettes. C’est aussi que Bystrouka, la petite renarde, n’est pas non plus une très brave fille. Capturée par le garde-chasse (belle voix puissante de Milan Siljanov), elle s’évadera non sans avoir fait des ravages (scène cependant très amusante) dans la basse-cour. Puis elle chassera le blaireau (Slawomir Szychowiak) de son terrier, sous la lâche approbation des autres animaux, et prendra sa place. Il faudra qu’elle tombe amoureuse du renard pour retrouver un peu d’”humanité” ou plutôt d’ “animalité”. Et c’est avec elle, entourée de toute sa progéniture (“Combien d’enfants avons-nous eu? Et combien en aurons-nous encore? Est-ce que tu le sais, la vieille?”), tous reconnaissables à leur tenue d’un si joli roux, que la comédie deviendra tragique avant que…

Car le cycle de la nature, et aussi celui des animaux et des hommes, est un éternel recommencement, nous dit Janacek avec un peu d’espoir.

Dans le poulailler. La renarde (Elena Tsallagova) sous l’oeil du coq (Rocio Ruiz Cobarro) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Un Janacek qui parsème aussi sa partition (ou le livret) d’allusions à la récente création de la république de Tchécoslovaquie si longtemps attendue sous le joug des Habsbourg (“Mais maintenant, vive la République! On va se marier”) ou à d’autres compositeurs… fondateurs (“Vers Tabor Renard se hâte. Il porte un sac de patates” chantent les Renardeaux. Tabor, ce château qui est le titre du poème symphonique de Smetana dans “Ma patrie”) Et, même si le chef de cette reprise, Juraj Valcuha, est slovaque, il a été biberonné à cette musique, dont il dégage, en-dehors des arêtes tranchantes (grand sens des silences, des attaques et de la netteté des notes finales), l’extrême tendresse (voir en particulier l’ouverture de l’oeuvre, pendant que s’éclaire la profusion des tournesols)

Distribution sans reproche enfin. Dans des rôles courts mais exigeants aussi bien les humains tristes -le prêtre de Frédéric Caton, le vagabond de Tadeas Hoza, la femme du garde-chasse de Marie Gautrot, l’instituteur d’Eric Huchet) que les animaux (le chien de Maria Warenberg, le renard de Paula Murrihy) tiennent leur partie. On attend maintenant -en-dehors des “Excursions de monsieur Broucek”, opéra de Janacek qu’on n’entend jamais- après “L’affaire Makropoulos” reprise la saison dernière, le retour de la “Katia Kabanova” de Marthaler ou peut-être une nouvelle “Jenufa”. Puisqu’Alexandre Neef, plus que Stéphane Lissner, semble sensible à cette grande figure du XXe siècle -ou du XIXe qui (cela s’entend dans ses opéras) s’en était allé, comme un Bartok, collecter dans sa chère Moravie le maximum d’airs et de chansons populaires.






“La petite renarde rusée” de Leos Janacek, mise en scène de ?, direction musicale de Juraj Valcuha. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 1er février.






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