Astrig Siranossian: un hommage au violoncelle inconnu

Un Cd passionnant de la jeune violoncelliste Astrig Siranossian accompagnée par Nathanaël Gouin. Passionnant car de découverte, à charge pour vous de faire entrer (sans doute) dans votre Cdthèque Jean Cras, Marcelle Soulage et Pierre-Octave Ferroud.

Astrig Siragossian, Nathanaël Gouin © Fabien Perrot, Blackboard Studio



Cras qu’on redécouvre (timidement), Soulage qui bénéficie de l’attention nouvelle faite aux compositrices, Ferroud, lui, oublié. Pourtant, de 1901 (la “Sonate” de Cras) à 1933 (celle de Ferroud) nous parcourons (celle de Soulage date de 1919) les années les plus brillantes de la musique française sous les ombres tutélaires de Fauré, Debussy et Ravel. Mais voilà: peut-être étaient-elles trop nombreuses -ce qui n’est en aucun cas une excuse.

Et Siranossian et Gouin ont aussi compris cela: venir au Cd par des oeuvres oubliées et qui ne le méritent absolument pas est souvent le moyen de se faire remarquer (la preuve!) plutôt que d’ajouter une nouvelle version des sonates de Beethoven ou de Brahms (cela n’empêchera pas) Voire de Fauré, qui aurait pu être un produit d’appel. Non, la découverte. On ne va pas s’en plaindre…

La “Sonate” de Jean Cras dure une petite demi-heure. Elle est d’un jeune homme de 22 ans, datée “Toulon 1901”. Cras, qui a sa statue à Brest mais comme amiral, partage avec Albert Roussel et Rimsky-Korsakov d’avoir été aussi (ou d’abord) officier de marine et d’avoir composé en partie en mer (un morceau symphonique s’appelle “Journal de bord”) A l’époque il était l’élève préféré d’Henri Duparc (“le fils de son âme” disait celui-ci) et Cras entretint régulièrement son maître de l’avancée de sa sonate, dont il avait composé le final avant le premier mouvement. Un mouvement où l’on sent dans l’écriture de piano tous les effets de la houle, puis du calme de la mer, puis du retour à l’agitation des flots, cela mêlé à l’influence d’un Chausson voire d’un Franck. Il y a du souffle, de la grandeur, une ouverture vers le ciel -cette partie de piano est très développée. Le mouvement lent est une méditation qui ouvre par des accords presque religieux au piano. On est à l’entrée d’une église et l’on regarde vers la voûte pour s’imprégner de l’esprit. Et dans la seconde partie du mouvement c’est de nouveau l’esprit de Franck mais du Franck religieux. Le final qui ouvre aussi sur des accords sombres du piano retient son souffle. Puis il démarre sur des ailes grises avec une vraie originalité d’écriture dans une poursuite fuguée qui impressionne.

Nathanaël Gouin, Astrig Siragossian © Fabien Perrot, Blackboard Studio

Il est habile d’avoir inséré dans ce Cd de découverte une femme, Marcelle Soulage, ce qui permet de résoudre un peu aussi l’injustice qui leur est faite. Soulage a 25 ans en 1919. Sa “Sonate”, en trois mouvements aussi, impose de grands accords de piano, met de la puissance et de la gravité avec des accents parfois d’Europe des Balkans -c’est ce que j’y entends en tout cas-, plus fuyante, avec ses longues phrases au violoncelle qui s’échappent vers une tonalité incertaine. Le “Nocturne” central, très dépouillé, est d’un beau sentiment méditatif. Avant un final agité, course-poursuite des deux instruments, à laquelle succède une section centrale plus calme et puis la course reprend, haletante, joyeuse peut-être, avant un retour à l’esprit initial du morceau.

On y sent, comme dans la “Sonate” de Ferroud, qu’il s’est fait un glissement d’époque en 20 ans (même si Cras est encore en activité), sans doute dû aussi à la guerre. La “Sonate” de Ferroud, elle, fut créé en 1933 par Maurice Maréchal et Robert Casadesus. Un Maréchal attentif à la musique de son temps puisqu’il créa aussi des oeuvres de Milhaud, Honegger ou Ibert (leurs “Concerto pour violoncelle), Caplet (sa belle “Epiphanie”), Françaix, Durey et même Ravel (la “Sonate pour violon et violoncelle”, la violoniste étant Hélène Jourdan-Morhange) Maréchal était célèbre pour s’être construit pendant la guerre, dans les tranchées, un violoncelle de fortune avec du bois de récupération, violoncelle qu’il avait surnommé “le Poilu”…

Le Cd

C’est dire en tout cas que Pierre-Octave Ferroud, trop oublié, était déjà un compositeur reconnu. Il mourut malheureusement en Hongrie dans un accident de voiture (en 1936), auprès de Laszlo Lajtha (voir ma chronique du 4 décembre dernier) qui, lui, en sortira indemne.

Des trois sonates, celle de Ferroud est la plus ramassée. Elle s’ouvre sur un rythme de promenade, d’une élégance légère et un peu énigmatique. Un bel “Intermezzo” où violoncelle et piano entrecroisent des phrases un peu différentes comme un écheveau de fils musicaux qui se font et se défont. Finale énergique et d’une belle liberté.

On est surpris par ailleurs, en regardant la richesse de leur corpus musical, qu’on n’entende vraiment jamais et Soulage et Ferroud -Cras un peu plus aujourd’hui mais à peine. William Christie nous parlait il y a quelques mois des découvertes que l’on faisait tous les jours en matière de musique baroque dans les bibliothèques en particulier italiennes. Mais les redécouvertes d’un patrimoine bien plus récent et tombé dans l’oubli s’imposent tout autant, pas seulement grâce à la fondation Bru Zane en ce qui concerne la musique française. C’est tout à l’honneur de Siragossian et de Gouin (vrai partenaire car les parties de piano sont d’une grande richesse) d’avoir sorti un Ferroud de l’oubli et d’avoir un peu renforcé les discographies d’une Soulage ou d’un Cras encore balbutiantes. En ayant enregistré ces trois sonates à la bibliothèque La Grange-Fleuret, liée à Royaumont, sise en plein Paris dans le quartier de l’Europe, et qui compte sans doute d’autres trésors.




Invisibles”: sonates pour violoncelle et piano de Jean Cras, Marcelle Soulage, Pierre-Octave Ferroud. Astrig Siranossian (violoncelle)et Nathanaël Gouin, piano Un Cd Alpha Classics (pour les Sonates de Soulage et Ferroud il s’agit d’un premier enregistrement mondial)




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