“Castor et Pollux” à Garnier: un Rameau dans l’arbre des dieux.

“Castor et Pollux” de Rameau à l’Opéra de Paris, une oeuvre qui y était absente depuis 1940. Et même plus car il s’agit de la version originale de 1737, Rameau ayant modifié l’oeuvre 17 ans plus tard et c’est cette version-là qu’on jouait. Aux manettes Peter Sellars, Théodore Currentzis et une belle distribution d’habitués du baroque. Plus des danseurs. Un spectacle parfait, donc? Pas tout à fait…


Le merveilleux cosmos, avec Jeanine de Bique (Télaïre) étendue et Reinoud Van Mechelen (Castor) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris



On va d’emblée pointer le doigt sur la relative déception qui a nom Peter Sellars. Certes ce n’est pas aussi raté que la “Béatrice de Tende” de l’an dernier où l’on ne reconnaissait rien de ce qui avait fait la réputation de Sellars, trublion d’ailleurs parfois détesté mais au moins ayant sa vraie patte. Il y a du Sellars dans cette mise en scène-là mais pas toujours à bon escient.

Il est vrai aussi que l’oeuvre est difficile. Elle est fort longue, quasi 3 heures, et pas toujours d’une grande clarté. C’est le problème souvent, je l’ai dit ici même, de ces opéras baroques qui demandent souvent des connaissances mythologiques. Ici, l’histoire de Castor et Pollux (qu’il faut avoir en tête) est compliquée à plaisir par Rameau et son librettiste, on ne sait si c’est conforme à la légende grecque mais, de plus, dans un texte qui est par ailleurs fort bien écrit, Peter Sellars lui-même en rajoute dans les ajouts à l’histoire, allusions aux rituels francs-maçons, au soufisme, aux menaces de guerre contemporaines et à leurs conséquences qui sont d’ailleurs dans Rameau.

Télaïre (Jeanine de Bique) et Pollux (Marc Mauillon) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Car, dans un prologue typique du baroque, auquel on est désormais habitué, on ne nous parle pas des héros mais des dieux, sans référence au moins au souverain -on n’est plus sous Louis XIV et un Louis XV de 27 ans n’exige pas autant de flagornerie-: le monde est en ruines à cause de la guerre et les arts sont enchaînés. Vénus doit intervenir, elle s’est fâchée avec son mari, Mars. Elle fait tirer par son fils, Cupidon, le dieu de l’Amour, une flèche dans le coeur du terrible belliqueux. Celui-ci cède, la paix règne enfin sur la terre. Mais la garde rapprochée de Mars assassine Cupidon (ce détail-là, c’est la version de Sellars)

On sait que Castor et Pollux étaient jumeaux. Mais tous deux nés dans des oeufs différents -des oeufs puisque Léda, leur mère, avait été engrossée par un Jupiter incarné en cygne. D’un des oeufs les enfants de Jupiter, immortels, Pollux et Hélène (celle de la guerre de Troie), de l’autre les enfants de Tindare, le “légitime” de Léda, les mortels Castor et Clytemnestre (la femme d’Agamemnon) Castor est tué au combat, Pollux qui se languit de son frère, veut aller le chercher aux Enfers et propose un échange à Pluton: lui y reste, Castor repart sur terre, vivant. Rameau y ajoute une autre intrigue: Pollux est tombé amoureux de la femme de Castor, Télaïre, au désespoir de sa propre fiancée, Phébé. Mais, on le sait, Jupiter trouvera une solution, envoyer les deux frères dans les cieux en en faisant la constellation des Gémeaux.

Mars (Nicholas Newton) et l’Amour (Laurence Kilsby) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Je vous ai passé bien d’autres détails. L’ennui, c’est que la mise en scène de Sellars ne clarifie rien. Même avec le livret dans les mains. Une scène envahie de meubles contemporains qui ne servent qu’à entraver les mouvements des personnages, une vidéo qu’au début on ne comprend guère -gratte-ciel d’une métropole sans doute américaine, champ de pétrole, voies rapides. C’est le monde d’en bas, finit-on par saisir, qui laissera place à de splendides séquences où nous sommes dans les étoiles, l’espace, autour de la planète Jupiter, nous apprend-on dans le programme, très beau travail du vidéaste Alex MacInnis, qui avait déjà été le partenaire de Sellars sur “Tristan et Isolde”, une de leurs réussites. Bon. On s’est habitué aussi à ce que les protagonistes soient habillés par eux-mêmes, à part Mars qui est au début en tenue de général américain. Why not?

Les deux frères retrouvés (Reinoud Van Mechelen et Marc Mauillon) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Ce refus de l’épure, d’un plateau où l’on ferait confiance à la musique, au simple échange entre les personnages, se focalise encore plus dans les parties dansées, envahissantes. On s’explique: bien sûr, il y a du ballet chez Rameau, de longs passages d’orchestre seul qu’il faut meubler. Que Sellars ait eu envie de travailler avec le chorégraphe américain Cal Hunt, pourquoi pas? Celui-ci, qui avait déjà oeuvré sur les “Indes Galantes” avec Bentou Sembélé (nous donnant le sentiment aussi que la seule danse possible avec Rameau est la danse de rue), pratique avec sa troupe le “flexing”, une forme de street dance qui se concentre davantage sur “les saccades et les pas fragmentés” Sur les glissades aussi, les contorsions diverses, le “bone breaking” qui donne le sentiment que le danseur se déboîte le bras ou l’épaule: pourquoi pas? Mais pour que le spectateur apprécie la danse il faut qu’il la voie bien. Et non encombrée de canapés, de penderies, de tables, de membres du choeur, de figurants, de tous les camarades danseurs de sorte qu’on n’a aucune vision d’ensemble car chacun est réduit à son tout petit espace. Et puis… un danseur contortionniste qui se retourne le bras, la première fois, c’est spectaculaire, la 25e fois un peu moins…

En outre (et ce n’est pas la faute des danseurs) Sellars ne sait pas s’arrêter: dans la rencontre capitale entre les deux frères -elle intervient très tard, Castor n’arrive qu’à l’acte 4 d’une oeuvre qui en compte 5- où l’émotion doit nous gagner -et nous gagne-, pourquoi faut-il qu’un danseur torse nu surgisse, se glisse entre eux qui en sont à se toucher, à se reconnaître, de sorte qu’on a envie de dire à ce malheureux garçon en pantalon jaune: “Tire-toi. Tu nous pollues la scène”?

Les danseurs © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Restent de beaux moments, dépouillés, où le Sellars directeur d’acteurs fait son travail et le fait bien, les deux frères justement, la douleur du premier air de Télaïre, “Tristes apprêts, pâles flambeaux”, sur le corps de son amant, air porté par une Jeanine de Bique qui ose de superbes pianissimi (au risque d’un petit manque de projection) et qui bouleverse.

La distribution est d’ailleurs globalement de très bon niveau. Avec quelques découvertes: la sensibilité et le joli timbre de Laurence Kilsby, élève de l’Académie de l’Opéra, en Amour. La basse Nicholas Newton qui tient bien sa place en Jupiter comme en Mars; on remarque aussi les aigus cristallins de Natalia Smirnova, une des “Ombres heureuses” des Champs-Elysées (ceux de la mythologie grecque) dans son air “Ici se lève l’Aurore”.

Le quatuor des amants est très bien. J’ai déjà cité Jeanine de Bique, qui met une très grande sensibilité dans l’incarnation de Télaïre, aussi capable de la douceur du regret que de la véhémence contre un deuil injuste. Stéphanie d’Oustrac compense un timbre un peu moins élégant que d’habitude par un art de tragédienne aussi juste dans son soutien à Télaïre que dans la colère de la femme bafouée; elle fait de Phébé, du quatuor le personnage le moins bien dessiné, un personnage aussi important que les trois autres. Quant aux deux frères, qu’on a si souvent entendus dans ce répertoire, le beau ténor aigu de Reinoud van Mechelen, Castor presque timide, mêle sa voix à Marc Mauillon, cette fois baryton (on sait qu’il lui arrive assez souvent d’être ténor et d’ailleurs ses aigus, pleins de suavité, sont parfaits ), imprégné du rôle très riche de Pollux, jumeau qui aime à la fois son frère et… la femme de celui-ci tout en implorant son père qui, au début, fait la sourde oreille.

Encore un effet de ciel, avec Jupiter (Nicholas Newton) et Pollux (Marc Mauillon) © Vincent Pontet, Opéra national de Paris

Il est rare qu’un orchestre soit en fosse, qui n’est pas celui de l’Opéra, non plus que le choeur. Ce sont les formations (orchestre et choeur Utopia) créées par le chef Teodor Currentzis il y a deux ans et qui jouent tous les répertoires, de Bach à Stravinsky ou Ravel: musiciens venus du monde entier et qui réussissent à suivre le train d’enfer que Currentzis imprime à son Rameau, énergie, puissance sonore mais aussi parfois (le premier air de de Bicque) des interventions aux limites du silence. Des choeurs on retiendra surtout le pupitre des sopranos, assez angéliques. Mais ce Rameau si réussi, pour un chef qui n’est pas spécialiste du répertoire baroque, vient aussi, tout simplement, de son amour pour ce musicien précis, sans qu’il soit forcément passionné du reste de l’époque. On le comprend, pour Rameau en tout cas, à l’invention dansante et à la verve inépuisable, où l’on entend d’ailleurs plus d’une fois ces accents pris dans le répertoire des musiques populaires du temps, dont viennent souvent beaucoup de chansons de notre enfance.

“Trop de tout”, comme disait Chanel.

Alors que Rameau se suffisait.



“Castor et Pollux” de Jean-Philippe Rameau, mise en scène de Peter Sellars, direction musicale de Teodor Currentzis. Opéra-Garnier, Paris, jusqu’au 23 février.

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