V comme (Philharmonique de) Vienne, Vcomme Vétérans. Comme Victoire?
La venue de l’orchestre philharmonique de Vienne est toujours un événement. S’y ajoutait cette année, dans un Théâtre des Champs-Elysées plein comme un oeuf d’autruche, la présence de deux vétérans, le chef Zubin Mehta, le violoniste Pinchas Zuckerman. Et aussi, pour les “Wienerphilharmonikerolâtres”, l’arrivée d’un nouveau Konzertmeister (comprenez: “super premier violon”), Yamen Saadi.
On avait oublié que Zubin Mehta, 89 ans au printemps, avait été contrebassiste, en particulier dans une certaine “Truite” de Schubert, quintette écrit pour piano, violon, alto, violoncelle et contrebasse, c’était en 1969 et ses partenaires étaient encore un peu plus jeunes que lui (il avait 33 ans), qui s’appelaient Daniel Barenboim (piano), Itkhak Perlman (violon), Pinchas Zuckerman (un des rares violonistes capables de tenir l’archet de l’alto) et Jacqueline Du Pré (violoncelle)
Mehta avait déjà commencé cependant sa carrière de chef. Par une “Symphonie n° 9” de Bruckner, parue en 1964 avec ce même orchestre, et qu’il “promena” souvent même à l’époque, avec divers orchestres dont le national de France (qui ne s’appelait pas encore comme ça), nous indiquait Rémy Louis, de “Diapason”, en un temps encore où, en France, on était capable à “La tribune des critiques de disques” de claquer la porte parce qu’Armand Panigel, le producteur, avait osé mettre Bruckner, ce compositeur de 75e ordre, à l’honneur (la “Symphonie n° 4), ce qui provoqua, donc, le départ avant la fin de l’émission du redoutable Antoine Goléa, par ailleurs éminent musicologue (et je me souviens encore de l’incident, l’ayant entendu sur le vieux et vaste poste de mon père qui marquait les stations si exotiques d’Hilversum et Beromünster…)
Tout cela expliquant qu’aux dernières années d’une carrière si riche (et certes remis d’un vilain cancer mais marchant à si petits pas qu’on se demande s’il va rejoindre l’estrade où est installé une chaise. Il le fera. Mais avec précaution; et surtout sans aide. Même de son pote Zuckerman) Zubin Mehta revienne aux fondamentaux. Et à cette oeuvre qui a compté à ce point pour lui, lui qui, pourtant, fait partie de ces chefs qui ont tout dirigé. Mais la “9e” de Bruckner, tentons une explication, ouvrant et (peut-être) fermant un cycle, car ce fut le cas aussi pour Bruckner lui-même. Symphonie inachevée, dont il reste, du final, 400 mesures, avec des trous, de sorte qu’il serait incongru d’essayer (comme cela s’est fait pour la “10e” de Mahler) de la finir.
Et Mozart avant Bruckner. Un programme vraiment viennois (même si Mozart était de Salzbourg et Bruckner du côté de Linz, tout passait évidemment par Vienne dans l’Empire. Et encore sans doute maintenant) qui faisait aussi penser à Barenboim. Un Barenboim si tôt mozartien dans sa carrière de pianiste (sa première et si belle intégrale des concertos dans les années 60) et si tôt brucknérien dans sa carrière de chef. Et qui, encore aujourd’hui, aime à faire précéder en concert une symphonie de Bruckner d’un concerto de Mozart qu’il dirige du piano.
Mais comme il n’y a pas de “Concerto pour contrebasse” écrit par le divin Wolfgang, Mehta s’en remet à son ami Zuckerman. Sauf que les “concertos pour violon” (et le 3e, le plus beau avec le 5e) n’ont pas la même profondeur que les grands pour piano. Un Mozart de 20 ans qui est plus dans l’esprit “Serénade”, élégant et charmeur (c’est d’ailleurs l’époque des Sérénades, dont la fameuse et ambitieuse dite “du Cor de Postillon”), mais où beaucoup de violonistes essaient de mettre une grâce, une mélancolie (dans le très beau mouvement lent), un sens du tragique, une élévation, peut-être un peu trop exagérés pour l’oeuvre mais qui fonctionnent.
Pas Zuckerman. Il joue ce concerto comme celui d’un Mozart de 20 ans, sans chercher plus loin. Le mouvement lent est beau mais ne dit rien de plus… que ce qu’il dit. Le final a de la grâce, c’est l’esprit “galant superplus” qui hisse déjà Mozart, dans ses oeuvres de jeune homme, bien plus haut que ses contemporains mais l’arrime à son temps. Le premier mouvement est le plus… déconcertant, Zuckerman étouffe certains sons, la projection n’est pas parfaite; et Mehta, d’un petit geste, donne des indications qui, heureusement, n’entravent pas l’orchestre, presque habitué à jouer en roue libre, et cette fois en petite formation, cordes pas très nombreuses, les flûtes, les hautbois, les cors, par deux. Comme si tout le monde attendait le morceau de roi (ou d’empereur, on est avec des Autrichiens).
(Pas Zuckerman qui repart, nonchalant, sans même un “bis” qu’on espérait sans y croire)
Et bien sûr la pièce royale… Et les petits gestes de Mehta (la baguette presque trop lourde pour le bras droit, les doigts de la gauche furtivement lancés vers tel instrument) mais un signe: la partition sue par coeur. Et les musiciens (déjà exemplaires dans Mozart) qui, sur la scène, sont trois fois plus nombreux. Comptons, par exemple, les cuivres, 8 cors, 5 tubas, 3 trompettes et 3 trombones. On commence par eux: exemplaires, éclatants, faisant résonner des sons d’apocalypse. Et capables aussi, en un quart de seconde (pas tout à fait quand même), de réduire le son, de l’étouffer, de le faire venir des lointains de la forêt. Car on est toujours chez Bruckner dans une attente d’un paradis où il y a forcément des arbres -et pas celui qui fut fatale à Adam et Eve.
Et cela commence par ce “Feierlich. Misterioso” (Solennel. Mystérieux), 25 minutes où l’on oscille entre triomphe (des accents parfois de joie agreste) et gravité, cuivres, je l’ai dit, admirables, bois pétillants, cordes d’une précision et d’une écoute mutuelle impressionnantes. Avec ce génie, partagé par tous les pupitres, de passer dans l’instant de pianissimi superbes à des fortissimi qui font trembler la scène. Et c’est ce que Mehta demande aussi: pour ce testament brucknérien qu’est cette symphonie (qui fut enfin un triomphe viennois que Bruckner, évidemment, n’entendra pas, créée 7 ans tout de même après sa mort par cette orchestre-là) et malgré les soucis de son écriture (ce final auquel Bruckner consacra ses deux dernières années)conjuguer douceur et force, puissance et joie mais une joie évidemment mystique, épurée.
Le scherzo est beau mais peut-être moins passionnant. Pris assez lentement, avec une partie centrale (Trio) aérienne, il n’est plus, comme dans les autres symphonies où il est placé après l’Adagio, la relance de l’oeuvre avant le triomphant Final. On peut se demander pourquoi Bruckner a changé le schéma de cette ultime symphonie, sinon sans doute que cette symphonie-là, il n’était pas sûr (il avait raison) de pouvoir la finir. S’il l’avait fait, d’ailleurs, elle aurait dépassé en temps toutes les autres, car ses trois mouvements durent déjà le temps des précédentes en quatre mouvements. Elle aurait été vraiment l’adieu au monde de Bruckner -encore davantage que ce qu’elle est déjà-, atteignant l’immensité des oeuvres de Mahler, son successeur (même si très différent) dans l’esprit viennois.
L’Adagio, donc, est d’une extrême beauté, évidemment -les cordes si endeuillées, les cuivres lançant une sorte de “Te Deum”, s’élevant, comme le voulait Bruckner, vers le ciel, avec parfois cette implacable, écrasante puissance d’un orchestre au plus haut. Je me souviens, il n’y a pas si longtemps d’une version du final de la “4e symphonie” de Tchaïkovsky écoutée à l’aveugle, d’une incroyable violence et d’une incroyable énergie. C’était Mehta, à la tête de l’orchestre d’Israël ou de Chicago, je ne sais plus. Ce don de soulever des montagnes -et encore plus avec un Stradivarius tel que Vienne-, on le ressent constamment, cédant cependant parfois (c’était déjà le cas dans le premier mouvement) à la volupté du son, à la plénitude sonore, qui nous rend moins sensible à la montée vers le divin conclusive -ou en tout cas on aura constaté qu’elle était moins “préparée”. Mais un chef, même si c’est le soir où nous sommes présents, quand il connaît aussi bien une oeuvre, a sans doute le droit (dans “ce que j’ai écrit de plus beau” disait Bruckner) d’essayer autre chose, de changer un peu ses intentions quand il a avec lui un tel orchestre.
Bruckner avait tout humblement dédié cette symphonie ultime “à Dieu”
Peut-être la Lui a-t-il joué à l’orgue avant que nous, pâles humains, ne puissions l’entendre.
Et sans doute sera-ce l’oeuvre que Mehta voudra diriger pour son dernier concert. Avec les Wiener ou non.
Orchestre philharmonique de Vienne, direction Zubin Mehta: Mozart (Concerto pour violon n° 3, avec Pinchas Zuckerman) Bruckner (Symphonie n° 9) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 17 janvier