Aux Invalides la vie, l’amour, la mer. Et la politique.

D’un côté la virtuosité flamboyante du piano autour de Liszt. De l’autre un récital de Patricia Petibon entourée de quelques amis. Comme la preuve de l’éclectisme de la programmation musicale des Invalides…


Patricia Petibon, Christian-Pierre La Marca, Ronan Le Bars © Caroline Doutre



Voici donc, après la “théorie” de ma chronique du 1er mars sur le domaine militaire des Invalides, la pratique à travers deux concerts qui se sont succédé dans la cathédrale Saint-Louis. En commençant par le second, le plus “intime”, le récital de Patricia Petibon, qui l’avait intitulé “L’amour, la mort, la mer”.

La mort autour de chansons tristes et sans doute aussi en souvenir de son compagnon, Didier Lockwood, disparu trop tôt. Tonalité du récital: celte. Irlande, Angleterre (la famille paternelle de Lockwood), Espagne (celte est la côte de Galice), Bretagne. Mais aussi France centrale, l’Auvergne de Canteloube, de “La Delaïssado” (La Délaissée) dont l’homme l’a quittée pour une autre, fût-ce la Mort.

Un récital aux côtés de la fidèle accompagnatrice, Susan Manoff (qui nous montrait dans la célèbre “Andaluza” de Granados, qu’elle pouvait être aussi interprète “à part entière”), du brillant violoncelliste Christian- Pierre La Marca et d’un étrange musicien, Ronan Le Bars, plus exactement aux instruments étranges, une flûte dont il tirait (pas assez sonore, comme s’il craignait de “couvrir” ses camarades -ça ne risquait pas!) des sons déchirants imprégnés d’Irlande. Puis, justement, une uilleann pipes -une cornemuse, mais irlandaise, et qui s’actionne non avec la bouche mais par un petit système que Le Bars (grand nom de la musique bretonne et celtique) actionne du bout des doigts. On regrettera seulement de ne pas l’avoir assez entendu, dans des pièces trop brèves, comme on regrettera de ne pas avoir assez entendu Petibon: ainsi, après la version pour violoncelle et piano du magnifique “Après un rêve” de Fauré, il eût été intéressant d’entendre la version pour voix.

Susan Manoff, Patricia Petibon © Caroline Doutre

Mais au total un récital de grâce et de charme, d’une belle sensibilité, d’une belle mélancolie, auquel se prêtait un cadre probablement trop grand -mais la “star” Petibon réclame un lieu à la mesure de son statut même si elle aurait sans doute souhaité une jauge plus réduite. La voix, en tout cas, franchissait sans encombre l’étendue de la nef, aussi bien dans le “A la mar” (en espagnol donc), extrait des “Melodias de melancolia” composées pour elle par Nicolas Bacri, que dans “Gloomy winter” (sombre chant traditionnel irlandais), aussi bien dans les déchirants “Berceaux” de Fauré (ces femmes restant au port avec leurs bébés pendant que les hommes s’éloignent sur des bateaux qui ne reviendront peut-être pas) que dans le “Danny Boy” encore irlandais qui achevait le récital -Danny quitte sa mère, pour partir peut-être à l’autre bout du globe ou peut-être à la guerre; et peut-être, quand il reviendra (s’il revient) ne trouvera-t-il sa mère qui l’aime tant que sous une dalle de pierre…

Il y avait cependant aussi la plus charmante “Rencontre” (bretonne) du Brestois Jean Cras ou la délirante “Dona Janaina” du Brésilien Mignone. Une Patricia Petibon mutine, capable même d’imiter une cour d’oiseaux (on n’a pas dit basse-cour, on serait plus proche des oiseaux de paradis) à elle seule. Une Petibon en tenue étonnante, les souliers Richelieu noirs à boucles argentées, une longue jupe en tartan (un des plus célèbres, le rouge et vert) par devant, le dos étant seulement d’un rouge vif; chemisier blanc, chevelure toujours aussi rousse: accompagnant ou non ses camarades, composant et recomposant les groupes (le “Danny boy” à quatre), et nous faisant entendre aussi Bach, Barber, Marin Marais (sa version de “La Folia”, une des premières puisque 150 compositeurs, sur deux siècles, ont écrit sur le fameux thème, enlevée avec fougue par La Marca) Aussi de plus contemporains, bretons -Didier Squiban, Yann Tiersen. L’amour, la mort, la mer. La mélancolie, immense, avec ce demi-sourire, cette volonté de garder la joie en soi, comme un petit rayon de soleil, dans le visage de Petibon. La vie finissant par l’emporter.

Dans la grande nef © Caroline Doutre

Le concert donné deux jours plus tôt fut une autre aventure.

Au départ une confrontation classique, en liaison (comme il est de règle souvent aux Invalides) avec l’exposition à venir, “Duels. L’ art du combat” qui ouvrira ses portes le 24 avril. Un duel musical autour de deux grands virtuoses du XIXe siècle, Ferenc Liszt (j’emploie à dessein son prénom hongrois) et Sigismond Thalberg. Celui-ci, un peu oublié, était une des grandes vedettes du piano à l’époque romantique, et compositeur aussi, même si sans le génie ni de Liszt ni de Chopin. Un Chopin qui ne l’aimait pas (mais Chopin n’appréciait pas grand-monde), un Schumann qui, au contraire, le respectait. Un Liszt… aux sentiments mitigés: d’où vint l’idée d’un duel… musical bien entendu? On ne sait. Les deux s’affrontèrent donc à coup de transcriptions, surtout d’opéras italiens, s’éclaboussant l’un l’autre de leur propre virtuosité. C’était le 31 mars 1837, les places étaient vendues très cher (le concert était caritatif) et il fut décidé à la fin d’un échange épuisant qu’il y avait match nul. En conclusion Marie d’Agoult déclara: “Thalberg est le premier pianiste de son temps. Mais Liszt est le seul” Formule qui fut utilisée en d’autres circonstances et qui n’était guère objective puisque Marie d’Agoult était la maîtresse de Liszt.

Le pianiste Simonas Poska © Lara Priolet

La pianiste vedette du concert de l’autre jour était Muza Rubackyte. Lituanienne mais vivant en France depuis 30 ans et cependant star en son pays puisque, quand Vilnius devint capitale de la culture en 2009, Rubackyte fut l’ambassadrice de l’événement. Par ailleurs lisztienne reconnue, présidente de la société lisztienne de Lituanie, consultante internationale quand on fêta en 2011 le bicentenaire du maître. Liszt est un de ses dieux. Programme en lien, autour de celui-ci, avec tout de même une oeuvre de Mikalojus Ciurlonis, le grand homme de là-bas, à la fois peintre et (bon) musicien, contemporain (naissance et mort assez jeune) d’un Scriabine, et dont on entendit l’ouverture orchestrale “Kestutis”, très mélancolique, entre Sibelius et Tchaïkovsky.

Pour le reste des transcriptions de Thalberg -la “Casta Diva” de “Norma” (Bellini) et le “Lacrimosa” du “Requiem” de Mozart, très belles et étonnamment respectueuses du texte. Et Liszt, Liszt, Liszt…

Mais voilà: on annonce la présence du président lituanien, monsieur Gitanas Nauseda, et de madame. Branle-bas de combat: il s’agit d’inaugurer l’année lituanienne en France… qui commence à l’automne. N’est-ce pas un peu tôt? Oui, mais cela ressemble à une visite (presque) officielle où les deux présidents (le lituanien et le nôtre) parleront d’autres choses que de Liszt. Un Liszt, de plus, et patatras! hongrois, donc de chez Viktor Orban, pas forcément sur la même longueur d’onde guère poutinienne des deux présidents qui finalement….

Etrangeté de la géopolitique qui télescope une soirée gentiment culturelle…

Les musiciens en grande tenue. Les présidents sont cachés au premier rang © Lara Priolet




Car si monsieur Nauseda venait au concert, il fallait que monsieur Macron (et madame) vinssent aussi. La sécurité qui se resserrait finit par contraindre les mélomanes à slalomer un peu, arriver très tôt au risque de se faire refouler (on n’en était pas à nous convoquer à 6 heures du matin pour le soir même) et, avant que d’entendre le programme, écouter les hymnes nationaux martialement (mais musicalement) défendus par l’orchestre de la Garde républicaine (qui en a vu d’autres), celui-ci et son chef Sébastien Billard se lâchant ensuite dans “Les Préludes” de Liszt, exemple de poème symphonique dont mon professeur de musique en 6e nous avait expliqué qu’il fallait y déchiffrer toute une histoire (que j’ai oubliée) -cela s’appelle “la musique à programme”.

Entretemps le président Nauseda nous avait fait un discours consacré aux inquiétudes européennes (on l’a compris à son ton parce que le lituanien, pour un Français, c’est assez obscur quand on n’a pas une traduction dans l’oreille), notre président à nous répondit sur le même ton tout en citant un certain nombre de créateurs lituaniens avec la tranquillité d’âme et le petit sourire de quelqu’un qui les fréquenterait depuis son enfance (Romain Gary cité aussi, je crois, puisqu’il a sa plaque sur son immeuble natal de Vilnius) Et enfin on entendit de la musique.

Est-ce pour cela qu’on a senti Muza Rubackyte un peu fébrile dans la “Fantaisie hongroise” de Liszt, se remémorant à bouche fermée les phrases musicales à venir comme si l’enjeu (ce n’était sûrement pas de sentir sur elle le regard de notre ministre de la Culture, à un mètre d’elle, une Rachida Dati très sage) était un peu paralysant? Quelques décalages aussi avec le chef, alors que son “Lacrymosa” de Mozart-Thalberg était d’une juste simplicité.

En revanche son élève, le jeune Lituanien Simonas Poska, chevelure ébouriffée et visage fermé d’un romantisme très contemporain, nous avait assez impressionné dans l’autre cheval de bataille lisztien, la “Danse macabre”, encore plus folle que la “Fantaisie hongroise” et où Poska, visiblement, s’amusait beaucoup à faire des pirouettes avec des doigts d’acier.

© Lara Priolet

S’amusait intérieurement s’entend. C’est le privilège de la jeunesse, de ne pas avoir conscience des puissants qui sont à côté d’eux.

Des puissants, ministres aussi, généraux, industriels, qui, tous, ont été d’ailleurs très sages, officiers de sécurité compris attentifs à leurs ouailles.

On finit par un très joli et brillant “Concerto pour piano à quatre mains” où Rubackyte se reprit, conforté par la présence paisible mais déchaînée de Simonas Poska. Concerto à réentendre, de Karl Czerny, l’Autrichien. L’Autriche qui fut neutre à la demande expresse des Soviétiques -autant dire de la Russie. Certains y reviendraient volontiers, porteurs d’une mémoire fort oublieuse qui confond négociation et faiblesse.

Oui, un beau mais étrange programme, qui, parfois, semblait dire tout autre chose que la simple musique.







“L’amour, la mort, la mer” avec Patricia Petibon, soprano, Susan Manoff, piano, Christian-Pierre La Marca, violoncelle, Ronan Le Bars, uilleann pipes et flûte irlandaise. Oeuvres de Le Bars, Bach-Busoni, Barber, Squiban, Bacri, Cras, Fauré, Marais, Canteloube, Obradors, Granados, Satie, Mignone, Le Penven, Casals, Tiersen et traditionnels. Cathédrale St-Louis des Invalides, Paris, le 14 mars.

Orchestre symphonique de la Garde républicaine, direction Sébastien Billard. Muza Rubackyte et Simonas Poska, pianos. Oeuvres de Ciurlonis, Bellini-Thalberg, Mozart-Thalberg, Liszt et Czerny. Cathédrale St-Louis des Invalides, Paris, le 12 mars.













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