Polichinelle et les horloges (un duel Stravinsky-Ravel)


C’est le nouveau spectacle de l’Opéra-Comique, qui confronte le ballet “Pulcinella” de Stravinsky et le petit opéra-bouffe de Ravel, “L’heure espagnole”. Il est permis d’aimer et l’un et l’autre, sans forcément voir le lien entre les deux!


Inigo (Nicolas Cavallier) dans son horloge et Concepcion (Stéphanie d’Oustrac) © Stefan Brion



Mais il faut bien -est-ce pour justifier cette rencontre?- parler des relations entre les deux hommes puisque le programme y fait allusion. Pour ceux qui ont vu le film “Boléro” d’Anne Fontaine -bien meilleur que certains le disent, grâce en particulier à la remarquable incarnation de Raphaël Personnaz en Ravel- il est assez amusant de se souvenir aussi que, Ravel tardant à écrire le “Boléro”, la danseuse Ida Rubinstein, qui l’avait commandé, impatiente, prétendit s’adresser à Stravinsky ce qui eut pour effet de provoquer en Ravel un déclic…

Déclic guidé par l’émulation, la jalousie? La fameuse formule dont Ravel s’amuse dans le film, “on me prête d’être un horloger suisse”, on la doit à Stravinsky justement. Il n’empêche: les deux musiciens, le célibataire endurci et le père d’une nombreuse progéniture, qui s’appellent entre eux “Vieux”, développent, dès la création de “L’oiseau de feu” de l’un en 1910 (ils n’ont que 7 ans de différence, Ravel étant l’aîné), des relations d’amitié et même d’admiration. Au moment de l’ “Oiseau de feu”, Ravel est en train de composer, aussi pour les Ballets Russes de Diaghilev, son “Daphnis et Chloé”. Mais il est très lent, bien plus lent que Stravinsky, qui ne cherche pas à faire “l’horloger suisse” si minutieux mais le tellurique inventeur -”Pétrouchka” et “Le sacre du printemps” suivront, révolutionnant le genre; et Ravel n’a jamais eu l’envie ou le désir d’être révolutionnaire…

Alice Renavand dans “Pulcinella” © Stefan Brion

En 1920, Diaghilev refuse “La Valse” de Ravel, qui était pourtant au départ un ballet, mais accepte le “Pulcinella” (Polichinelle) de Stravinsky que créeront Leonid Massine (Nijinsky est déjà frappé de folie) et Tamara Karsavina. Stravinsky s’est “contenté” (si l’on veut) d’orchestrer des pièces de Pergolèse, une dizaine en tout, sur un argument très simple: Pulcinella a une charmante fiancée mais il regarde aussi d’autres jolies filles… qui le regardent aussi. Cela provoque la jalousie de deux garçons qui s’apprêtent à lui flanquer une rouste; mais c’est aussi sa fiancée qui se lasse. Pulcinella fait semblant de se pendre, ce qui provoque la tristesse de tous. Devant sa fiancée désespérée le voilà qui ressuscite et chacun (re)trouvera sa chacune.

Pulcinella (Oscar Salomonsson) © Stefan Brion

Trois chanteurs interviennent pour chanter Pergolèse, la soprano Camille Chopin, beau registre intermédiaire, le ténor Abel Zamora, très joli timbre mais manquant de graves, le Baryton François Lis, voix puissante. Mais ce sont évidemment les six danseurs que l’on suit, autour d’un décor de construction verticale avec escalier tournoyant sortie d’une toile de De Chirico. La chorégraphie de Clairemarie Osta, ancienne danseuse-étoile de l’Opéra, est ravissante, délicieusement classique, les deux jeunes filles, Manon Dubourdeaux et Anna Guillemin, plus 1950 façon Roland Petit que 1920, les deux garçons, Ivan Delgado del Rio et Stoyan Zmarzlik, athlétiques à souhait et bien coordonnés. Le Suédois Oscar Salomonsson, à l’allure juvénile avec son petit chapeau, sa grande veste et ses longs cheveux blonds, est très expressif dans la grâce de ses gestes et moins à l’aise dans les sauts. Mais évidemment on n’a d’yeux que pour Alice Renavand, à peine retraitée de l’Opéra de Paris (2023), dont le moindre mouvement, le moindre pas, le moindre déplacement -dans les portés, cette silhouette de cygne!- sont un bonheur absolu. Difficile à ses camarades d’exister près d’elle, même s’ils s’en sortent plutôt bien.

Les deux garçons dans “Pulcinella” (Stoyan Zmarzlik et Ivan Delgado del Rio) © Stefan Brion

La musique de Stravinsky est de la veine néo-classique, et l’orchestre des Champs-Elysées est un peu grinçant (les cordes), d’autant que nos oreilles se sont habituées, dans ce domaine, à d’autres sons. Par ailleurs il est évidemment toujours délicat de mélanger ainsi opéra et danse, les publics n’étant pas semblables. On ressentait donc un peu d’ennui autour de nous, d’opératolâtres bien entendu. Qui se réveillèrent à “L’heure espagnole”, donc plus tard -comme c’était bien fait!

Et l’orchestre aussi, dirigé par Louis Langrée, le patron de la maison qui reprenait sa baguette de chef, un orchestre bien plus à l’aise dans les dissonances (exprès) de Ravel, ses langueurs (espagnoles), ses feulements de chat. Petit bijou de 1911, sur un texte de Franc-Nohain, le père de Jean Nohain, parolier de si grand talent pour Mireille ou Jean Sablon et qui avait donc de qui tenir. La saveur du texte provoque encore les rires en 2024 et c’est tant mieux. “Rien de cela qui pèse ou qui pose” comme disait l’autre (on n’a pas cherché qui)

“L’heure espagnole”: en bas Torquemada (Philippe Talbot), Gonzalve (Benoît Rameau), Concepcion (Stéphanie d’Oustrac) Plus haut Ramiro (J.S. Bou) et Inigo (Nicolas Cavallier) © Stefan Brion

Voici donc Concepcion, l’épouse de l’horloger Torquemada, qui s’étonne: “Eh: quoi! Vous n’êtes point parti? / L’étourderie est sans égal / Vous souvient-il plus qu’aujourd’hui / Il faut aller régler comme chaque jeudi/ Les horloges municipales” Torquemada s’exécute et c’est donc après son départ que Concepcion reçoit son amant, le poète Gonzalve. Oui mais ce soir-là celui-ci est si en veine d’écriture qu’il en oublie… d’honorer sa maîtresse; et elle ne peut se reporter sur le vieux beau Don Inigo Gomez (lui en rêve) qui pousse le ridicule jusqu’à se retrouver coincé dans une “horloge catalane”.

Heureusement a surgi aussi le muletier Ramiro, un colosse, qui vous soulève les horloges “comme fétu de paille” et passe d’abord son temps à les déplacer dans la maison (on ne vous dira pas comment elles sont parfois lestées) Un Ramiro qui ne sait quoi dire aux femmes, lui qui est simplement entré pour faire réparer la montre de son oncle, le toréador: “Alors que le taureau fonçait / Cette montre, en son gousset / Le préserva du coup de corne/ Mais si le monstre par la montre fut arrêté / C’est à présent la montre qui s’arrête”

On sait depuis longtemps que les femmes sont sensibles aux charmes musclés des muletiers pleins d’innocence. Concepcion la première, d’ailleurs a-t-elle le choix devant la Bérésina sexuelle qui s’annonce? “Vraiment cet homme a des biceps / Qui dépassent tous mes concepts” Cela finira comme on l’imagine, et avec d’autres promesses pour Concepcion.

Concepcion (Stéphanie d’Oustrac) et une horloge © Stefan Brion

Cet acte délicieux bénéficie d’une musique pince-sans-rire: orchestration brillante et chant “bouffe” pas simple, car proche du chanter-parler -”L’enfant et les sortilèges” plus tardif sera bien plus “mélodique”. C’est peu dire que les chanteurs, dans la vive mise en scène de Guillaume Gallienne (et l’escalier a encore progressé d’un étage!) s’en sortent très bien. Du Torquemada de Philippe Talbot, habitué des lieux, au poète Benoît Rameau, aux notes pleines d’éclat; du très amusant Nicolas Cavallier en vieux beau bien sonore au muletier de Jean-Sébastien Bou, qui s’amuse d’autant, avec son abattage de baryton si en voix même quand il porte des horloges, qu’il a une apparence plutôt menue (se méfier des apparences) On finira par Stéphanie d’Oustrac: le genre de rôle où elle excelle et qui convient si bien à sa voix, même si, peut-être, elle pourrait mettre encore plus de folie dans son personnage -il est vrai qu’il y a toujours le risque de perdre au profit du jeu un peu de sa précision vocale. En tout cas le public a bien ri.

Horloger suisse… ou plutôt basque, si proche de l’heure espagnole. “(Stravinsky) était un peu jaloux de l’infaillibilité de Ravel. Tant que Stravinsky vécut en France il y eut comme une compétition entre ces deux grands-là” disait Manuel Rosenthal, grand musicien lui-même et ami de l’un et de l’autre. Et il ajoutait : “A la mort de Ravel je vis Stravinsky décomposé. Il venait de perdre son grand frère” Cela suffirait à justifier que ce spectacle accolât ces deux géants du XXe siècle.

Tout en se disant qu’on aimerait bien entendre, et le même soir, les deux brefs “opéras” de Ravel qu’on joue rarement ensemble, et qui sont d’une nature si différente, le Ravel à l’humour retenu et le Ravel des ombres et du rêve. Entre-temps la guerre est passée.







“Pulcinella” de Stravinsky / “L’heure espagnole” de Ravel. Chorégraphie de Clairemarie Osta. Mise en scène de Guillaume Gallienne. Direction musicale de Louis Langrée. Opéra-Comique, Paris, jusqu’au 19 mars.







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