Même une “Gosse de riche”, en 1924, a droit à l’amour
Il n’y a pas que Beethoven ou Wagner dans la vie. Il y a aussi Maurice Yvain. Et ses délicieux librettistes, capables, en symbolisant une époque, de nous divertir joyeusement cent ans plus tard comme avec ce “Gosse de riche”, à la musique pétillante comme du Champagne (l’image est facile mais vous comprendrez pourquoi) ou comme un Spritz (pour être plus contemporain)
Et l’on doit cette résurrection à l’inépuisable compagnie des Frivolités Parisiennes qui nous régale à intervalle régulier, nous Parisiens, de ce répertoire si charmant de l’entre-deux-guerres dans le ravissant écrin du théâtre de l’Athénée. Avec des musiciens aguerris qu’on ne pourra même pas féliciter à travers leur chef d’orchestre puisque, cette fois, ils n’en ont pas, jouant avec une délicieuse cohésion à la manière de certains orchestres baroques les mélodies charmantes de Maurice Yvain, roi de ce style en son temps.
(Et si vous allez voir sur le net la production du maître vous serez frappé par sa prolixité. Entre 1922 (“Ta bouche”) et 1935, c’était parfois deux opérettes par an avec les meilleurs paroliers de l’époque, comme le fameux Albert Willemetz. Alain Resnais, grand amateur, et qui avait tourné le délicieux “Pas sur la bouche” (ah! Audrey Tautou, Sabine Azéma, le si bien-chantant Lambert Wilson et le merveilleux Darry Cowl en madame Foin!), appelait Yvain “le Haydn de l’opérette” Why not, pourrait-on dire encore de l’auteur de “Yes”, dont une production sortira dans quelques jours -mais nous y reviendrons…)
En attendant c’est “Gosse de riche” qui prend ses quartiers sur la scène de l’Athénée, devant des spectateurs hilares. Même si (commençons par les bémols -à peine) la fin est un peu bâclée et la mise en scène (de Pascal Neyron, un habitué de la troupe) s’en ressent. Pour le reste, dans des décors presque inexistants -ce qui n’a guère d’importance- Neyron soigne la dynamique du spectacle, les portes claquent à la vitesse des fusées, l’abattage des sept chanteurs- comédiens ne trouve aucun répit, avec un véritable esprit… de troupe, justement. Au point qu’il serait hors de propos de juger ou de comparer telle voix à telle autre. Disons qu’aucune n’est médiocre, que toutes sont à leur place, même si l’on a une tendresse pour celles du couple d’amoureux, le beau baryton (avec des aigus!) d’Aurélien Gasse (même quand il est un peu trop sentimental) et la fraîcheur d’Amélie Tatti (la “gosse de riche”, Colette Patarin)
Ainsi donc André Sartène (Aurélien Gasse) est un artiste encore désargenté -on ne saura jamais vraiment s’il a du talent- qui a trouvé un truc: il pratique la photopeinture! Mais surtout il aime les femmes, qui le lui rendent bien. Elles ne lui résistent pas, comme il ne peut résister à aucune (très joli air: “On m’a”). Ainsi, dans les bras de sa maîtresse, Nane (piquante Julie Mossay en rousse de feu), il pense à une autre, croisée au restaurant la veille. Mais la voici, cette autre (“On a frappé - Oui. Ne nous frappons pas”), c’est Colette, une “gosse de riche” qui n’en fait qu’à sa tête, déteste qu’on lui résiste, déjà émancipée (on disait “garçonne” à l’époque, il y a juste cent ans, 1924). Et surtout dotée de “parents stupidement riches” dont il faut bien (“ça les flatte que je sois insupportable”) dépenser tout ce qu’ils gagnent (Colette a déjà sa décapotable)
Mais surgit le papa, Achille Patarin (Philippe Brocard), bourgeois repu et arrogant qui a commandé au peintre son photoportrait (“Quand on est chic”, chante—t-il) Il se trouve aussi que, sans le savoir (et sans savoir qu’elle est en ce moment même dans le lit d’André), Patarin est aussi l’amant de Nane. Tout ce petit monde va bientôt partir dans la propriété bretonne de leur vieille amie, la baronne Skatinkolowitz (Marie Lenormand, assez délirante), sans aucune morale et qui n’admet qu’on le lui dise qu’en employant les mots correspondant à son statut social (jamais “entremetteuse”, plutôt “facilitatrice”) Mais pour que Patarin puisse voir sa chérie pendant son séjour en pays bigouden, la baronne (qui a posé sur son bibi Vionnet ou Schiaparelli la coiffe-tube de Douarnenez) imagine de lui donner un mari provisoire en la personne de Léon Mézaize (Charles Mesrine), un journaliste sans le sou et d’inviter aussi, évidemment, le faux couple.
C’est là, si l’on ajoute la légitime, Suzanne Patarin (Lara Neumann, au début très nunuche mais qui va se révéler à elle-même!), que les quiproquos vont s’accélérer, même s’ils avaient déjà commencé. On s’arrêtera là. Bien sûr les femmes triompheront, les hommes seront un peu roulés dans la farine (c’est aussi d’époque) même si, ne l’oublions pas, en 1924, ils gardaient sacrément le seul vrai pouvoir, celui de l’argent.
C’est frais, joyeux, entraînant, sans jamais la prétention de certains spectacles à la mode (la catastrophe Bérénice de Roméo Castellucci et Isabelle Huppert par exemple!) Mais cela dit tout de même des choses assez acerbes sur l’esprit de ce temps-là et ses moeurs (sans qu’on s’amuse à nous faire un parallèle avec aujourd’hui, laissant chacun de nous, et c’est très bien, en penser ce qu’il veut).
Par exemple sur le snobisme de cet art moderne “qu’on ne comprend pas” et qu’il faut absolument aimer quand on est un “bourgeois chic”, à l’époque PIcabia, Picasso, Foujita pour les peintres, Strawinsky, Honegger, Poulenc pour les musiciens. Et Suzanne Patarin, elle, naïve, de défendre Domergue (peintre mondain à la mode), Toselli (très populaire auteur de romances plus ou moins napolitaines) ou Bazin, non l’auteur de “Vipère au poing”, bien sûr, mais son grand-oncle, écrivain du catholicisme à l’ancienne. Et tous de lever les yeux au ciel en fronçant le nez à un tel mauvais goût…
Jacques Bousquet et Henri Falk, les librettistes, n’ont pas la verve du champion de l’époque, Albert Willemetz, mais c’est tout de même très bien troussé et cinglant, surtout à travers le personnage de la baronne, parfaitement à l’aise avec le cynisme des temps qui imposait, après les terribles tourments de la guerre, de vivre à cent à l’heure et chacun pour soi -comprenez en se fichant des autres. Mais avec lucidité.
C’est donc à la baronne Skatinkolowitz que l’on doit ceci: “Un vilain monsieur à Belleville, La Villette, Bercy (quartiers populaires à l’époque) devient un beau mariage à Passy”. Ou encore (chantant) “Au-dessus d’un certain prix, l’escroquerie ça d’vient '“des affaires”. Et d’ailleurs ne propose-t-elle pas en guise de mari à Colette, pour satisfaire l’appétit de promotion sociale de ses parents, "un noble breton ni trop jeune ni trop ruiné”? D’ailleurs “il faut bien, quand on n’fait rien, savoir y faire”. En 1924 c’est encore l’étourdissement des Années folles. Dix ans plus tard, en 1934, c’est, prise dans divers scandales de ce genre, la République qui manque sombrer.
Mais en 2024 c’est la cause des femmes qui l’emporte, à travers le réveil de maman Patarin, au son d’une délirante parodie (contemporaine) de chanson bretonne. Pendant que Colette est menacée d’une ronronnante soumission dans les bras protecteurs de son séduisant artiste, Suzanne jette sa gourme, non sans s’être penchée avec pitié sur le sort de sa progéniture: “Ne laissez pas un coeur de mère sur le palier”. “Gosse de riche”, d’accord. Mais divorce de (femme) riche, ça paie encore mieux.
“Gosse de riche”, livret de Jacques Bousquet et Henri Falk, musique de Maurice Yvain, mise en scène de Pascal Neyron, avec la troupe des Frivolités Parisiennes. Théâtre de l’Athénée, Paris, les 13, 15 et 16 mars à 20 heures, 17 mars à 16 heures. Puis le 22 mars au Théâtre Impérial de Compiègne et le 24 mars à l’Opéra de Reims (d’où le Champagne du début, ah! ah! ah! )
“