Avec son “Ange exterminateur” Thomas Adès propose un enfer pavé de bonnes intuitions

Une création à l’Opéra de Paris: on s’en réjouit. D’autant qu’on la doit à Thomas Adès, qui la dirige également. Troisième opéra du Britannique, inspiré du film sulfureux (à l’époque) de Luis Bunuel, “L’ange exterminateur”, cet “Exterminating Angel” est chanté en anglais mais les personnages sont toujours espagnols… comme le metteur en scène, Calixto Bieito.



L’hystérie du désespoir © Agathe Poupeney, Opéra de Paris




On l’avoue, on n’a pas vu le film de Bunuel, mais le spectacle de l’opéra donne furieusement envie de le voir, d’autant qu’une fin supplémentaire (qu’Adès n’a pas utilisée) en relance la folie. L’histoire est d’une extrême simplicité: un groupe de nobles et de grands bourgeois espagnols (le film a été tourné au Mexique par un Bunuel exilé mais le film se passe bien en Espagne), après l’opéra, se retrouve à dîner chez un des couples (en présence de la diva de la soirée, Leticia Maynar, surnommé méchamment par certains “la vierge de Lamermoor”, eu égard à sa chasteté à psychanalyser peut-être. Aigus stratosphériques de la franco-roumaine Gloria Tronel). Mais voilà: les domestiques et le cuisinier s’enfuient, poussés par on ne sait quelle peur. Ne reste que le majordome, Julio (l’Anglais Thomas Faulkner). Le repas se déroule alors, une sorte de torpeur envahit chacun et… le lendemain matin une sorte d’impuissance va empêcher la troupe de sortir de la pièce, impuissance qui se transforme en une forme de malédiction (divine?), évoluant dans une forme de drame burlesque (il y aura des morts) où, bien sûr, les masques tombent et les vêtements aussi, dans une touffeur… madrilène.

Une immense salle à manger toute blanche avec une grande table centrale et un piano sur le côté (l’une des femmes est pianiste); et… rien d’autre ce qui permettra au metteur en scène Calixto Bieito de faire vivre ses personnages, leur donnant une belle autonomie même quand ils sont en fond de scène, chacun ayant vraiment sa propre existence que l’on surprend même quand les autres chantent. Car c’est une des vertus de la partition de Thomas Adès de multiplier les possibilités à l’intérieur du groupe, assez peu d’airs solos, des interventions brêves, mais des ensembles variables des 14 ou 15 protagonistes en comptant le majordome. Voix parfois qui se heurtent, se superposent, s’opposent par deux ou trois… ou huit, et davantage quand s’exacerbent l’épuisement, l’angoisse, l’impossible promiscuité (il faut toujours garder à l’esprit que ces gens-là sont habitués à avoir tout le confort et tout l’espace)

Les hôtes, Edmundo (Nicky Spence) et Luca (Jacquelyn Stucker) Derrière, Blanca (Christine Rice) et Julio (Thomas Faulkner) © Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Ce travail d’individualité à l’intérieur d’un groupe est le principal mérite de la mise en scène de Bieito -on a tellement vu ces temps-ci de mises en scène si statiques où personne ne savait bouger- d’où la bonne idée aussi de rejeter les quelques interventions chorales hors scène, depuis le 1er balcon (avec un côté “voix des anges” exterminateurs ou non) Cet “ange exterminateur”, d’ailleurs, n’est pas toujours facile à identifier (est-ce plus clair chez Bunuel?), l’enfant de Silvia de Avila (l’Irlandaise Claudia Boyle), jeune veuve, elle-même cultivant des rapports incestueux avec son propre frère, Francisco (le frèle Anthony Roth Costanzo, voix de haute-contre, atteint de différents ulcères… psychologiques) ? Et c’est la décadence consanguine de la noblesse espagnole qui est ainsi mise en relief par Bunuel et Adès.

La musique de Thomas Adès, on le sait, pour être contemporaine, est cependant accessible avec sa puissance, sa juste utilisation des ressources de l’orchestre (un orchestre souvent saturé, presque trop sonore, mais on ne reprochera pas au chef d’orchestre Adès de trahir le compositeur qu’il est!), sa force évocatrice mais aussi son recours à des instruments plus inattendus, guitare, cloches ou ondes Martenot, utilisées souvent en individualités qui donnent des respirations à une partition violente. De même l’écriture vocale est intelligemment conçue: dans les échanges rapides (et superposés) chacun est dans un ambitus (largeur de tessiture) assez réduit, ce qui permet davantage de se focaliser sur l’interprétation. En revanche, dans les plages solistes ou assez lentes, les chanteurs ont l’occasion de montrer de plus vastes et plus expressives qualités vocales.

Le couple incestueux, Silvia (Claudia Boyle) et son frère (Anthony Roth Costanzo) . Derrière, Raul (Frédéric Antoun) © Agathe Poupeney, Opéra de Paris

On reprochera peut-être aux librettistes, Adès lui-même et Tom Cairns, de ne pas nous faire sentir (et Bieito n’y réussit pas davantage) le temps qui passe (une horloge qui tourne en eût été le plus simple moyen) qui nous eût expliqué la décrépitude panique dont chacun distingue aussi le reflet dans le comportement des autres. On croit passer avec eux un seul jour de “prison” alors qu’il s’agit peut-être d’une semaine, d’un mois -ce couple qui, plutôt que de mourir à petit feu, décide de se suicider presque au vu de tous, mais même nous (qualité de la mise en scène), nous ne nous en étions pas rendus compte. Couple d’autant plus émouvant (la Beatriz d’Ilanah Lobel-Torres qui remplaçait ce soir-là Amina Edris, l’Eduardo du Néo-zélandais Filipe Manu) qu’ils sont amoureux, doux, gentils, au milieu de ces gens qui se déchirent à l’instar des deux hôtes, elle surtout, Lucia de Nobile (Jacquelyn Stucker), si acharnée à ce que tout se passe bien qu’elle perd pied très vite , lui, Edmundo (Nicky Spence), plus “père noble”, et prêt au sacrifice, comme si cela pouvait servir…

Leticia, la “vierge de Lamermoor” (Gloria Tronel) © Agathe Poupeney, Opéra de Paris

Leonora (Hilary Summers) , condamnée par le cancer et qui voudrait trouver pour une des dernières fois un peu de chaleur dans les bras de son pontifiant et moralisateur docteur (Clive Bayley). Blanca, la pianiste (Christine Rice), en froid avec son pervers de mari, le chef d’orchestre Roc (Paul Gay). Un comte de belle arrogance (Frédéric Antoun). Un colonel (Jarred Ott) qui “ne supporte pas le bruit du canon” et montrera aussi sa petitesse. On a fait le tour. Et exprès sans préciser les qualités vocales ou, évidemment, de jeu de chacun car, de ces protagonistes venus de différentes nations pour incarner des Espagnols, ressort un esprit de groupe et de troupe très rare à l’opéra (et d’ailleurs dans l’écriture d’opéra) que l’on doit évidemment au travail individuel de Calixto Bieito mais aussi à la ductilité collective dont ils ont fait preuve.

Peut-être reprochera-t-on également quelques longueurs, des épisodes plus obscurs, dus aussi à cette absence de progression tragique de l’intrigue qu’on ne saisit seulement que par certains personnages. “Caricature” disait quelqu’un à la sortie. C’est ignorer (et les applaudissements nourris démentaient ce spectateur) que la bourgeoisie décrite par Bunuel était autrement plus arrogante et odieuse que, sans doute, celle d’aujourd’hui, et dans le contexte particulier de la dictature franquiste qu’elle soutenait en fermant les yeux sur ses abjections.

Mais, bourgeois ou non, on n’aime guère se regarder dans un miroir, surtout quand on nous y contraint à la manière d’un Dorian Gray.

Les serviteurs (le calme) © Agathe Poupeney, Opéra de Paris


“L’ange exterminateur” de Thomas Adès, d’après le film de Luis Bunuel, mise en scène de Calixto Bieito, direction musicale de Thomas Adès (jusqu’au 9 mars) puis de Robert Houssart. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 23 mars.

























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