Stravinsky en Technicolor (parfois) et en Musicolor (surtout)

Concert admirable, et salué comme tel, de l’orchestre de Paris et du triomphal Klaus Mäkelä réunissant les trois grands ballets de Stravinsky. Mais aussi projection de trois moyens-métrages illustrant lesdits ballets, tentative plus ou moins réussie. Reste la force de la musique…


Klaus Mäkelä et l’orchestre de Paris © Mathieu Benguigui/ Pasco and Co



Soirée passionnante mais cependant un peu étrange, qui a été au départ un spectacle créé au festival d’Aix-en-Provence en juillet dernier: “Les Ballets russes, avec films”, pour redire le titre exact. Soient les trois grands ballets d’Igor Stravinsky, “L’oiseau de feu”, “Petrouchka”, “Le sacre du printemps”, dans leurs versions originelles et intégrales (Stravinsky fit des suites plus courtes pour les deux premiers), et pour chacun un moyen-métrage commandé, dans l’ordre, à Rebecca Zlotowski, Bertrand Mandico et (à notre connaissance bien moins connue des cinéphiles car son travail a plutôt été montré dans les festivals sans vraie sortie dans les salles françaises) à la Grecque Evangelia Kranioti…

Aussi bien, au-delà du talent des cinéastes, on voit aussi le danger de ce genre d’entreprise, en soi louable. Et danger à deux niveaux: considérer d’abord que les amateurs de musique sont des cinéphiles ou, simplement, des connaisseurs de cinéma, ce qu’ils sont loin d’être tous -et dans ce cas on entendra des commentaires agacés comme ce fut le cas, et même virulents, qui reprochaient aux images de polluer le son; mais aussi, pour tous ceux qui associent forcément ces trois chefs-d’oeuvre de l’époque Diaghilev à la danse, se voir proposer quelque chose (c’est le risque affronté par Kranioti) qui tendrait à se substituer à nos souvenirs si forts du “Sacre”, de la chorégraphie de Béjart, par exemple, à celle de Pina Bausch!

C’est aussi pourquoi, en ce qui me concerne, j’ai considéré les trois films avec une certaine indulgence, même si, effectivement, devant cet immense écran disposé à la Philharmonie de Paris (de ce point de vue le travail des cinéastes a été vraiment respecté), on ne savait parfois plus si l’on devait fermer les yeux pour écouter ou se laisser distraire par les images, la force de celles-ci nous y contraignant souvent malgré nous.

Mais il faut parler avant tout du grand triomphateur de la soirée, un Klaus Mäkelä de désormais 28 ans (à peine) qui se confirme comme un des petits génies de la jeune direction d’orchestre, tenant en main, avec une énergie inépuisable et constante et une infatigable attention, sa phalange qu’il a déjà, depuis sa nomination il y a trois ans et demi, portée à son meilleur, et l’on sait la complexité rythmique et instrumentale de ses trois partitions -rappelons qu’un immense chef comme Charles Munch avait toujours renoncé, quelque envie qu’il en eût, à diriger “Le sacre du printemps”, ne se sentant pas capable d’en démêler les pièges.

Mäkelä ne cherche pas forcément, comme l’aurait fait sans doute un Boulez (mais l’un n’a encore que 28 ans et l’autre un sens de l’analyse porté depuis ses plus jeunes années), à montrer l’évolution fulgurante entre les trois oeuvres en si peu de temps (1909-1911-1913): la démonstration barbare de l’ “Oiseau de feu” sous les auspices du vieux Rimsky-Korsakov dont on a l’impression d’entendre une version moderniste du scintillant “Schéhérazade”. La stupéfiante crudité instrumentale de “Petrouchka”, version noire et slave de la commedia dell’arte, et quelle bonne idée d’avoir confié à un “vrai” pianiste, le brillant Jean-Baptiste Doulcet, installé face au chef, au milieu des pupitres des cordes, cette partie de piano dont on redécouvre l’exigence et la beauté, au point d’y entendre parfois un embryon de concerto! “Le sacre” enfin, et là Mäkelä ne choisit pas. Il ne choisit pas, entre l’adieu au monde symphonique d’avant comme l’entendait un Karel Ancerl avec une immense intelligence et la radicalité d’un Boulez qui nous faisait prendre conscience à jamais (s’il en était besoin) que si Stravinsky n’avait été que l’auteur du “Sacre” il aurait sa place pour toujours parmi les génies qui, à quelques époques, ont fait faire à la musique des pas de géants.

Un Mäkelä… plus jeune © Mathieu Benguigui/ Pasco and Co



Mais au-delà de la partition de Doulcet tous les musiciens seraient à citer, aussi bien dans les interventions individuelles (dévolues d’abord aux vents et aux percussions) que collectives -ah! tous ces violons qui, dans la pénombre, élèvent et descendent l’archet dans une union magnifique, image qui nous a imprimé la rétine bien davantage encore que celles des trois films (plus de deux heures de cinéma tout de même) Beauté sonore intense, et c’est notre petit reproche, que Mäkelä, tout en la contrôlant (un peu moins dans les passages lents de l’ “Oiseau de feu” où l’on s’étale un peu trop), laisse se déployer à la manière dont un Philippe Jordan le faisait avec Wagner. Sauf que Stravinsky demande souvent une fulgurance, que Mäkelä accorde en tout cas au “Sacre du printemps” mais celui-ci l’exige…

Et il faut remarquer aussi, pour ajouter un compliment supplémentaire au chef, que lui-même se retrouvait face aux images, avec la nécessité de ne pas en contrecarrer le rythme puisque que celui des cinéastes était lié à celui des musiques -et il est vrai que sur le Mandico il y eut un petit retard final; or (en particulier dans le travail de Zlotowski) on sentait tout de même une attention à telle ou telle inflexion musicale qui trouvait son équivalent sur l’écran. Une Rebecca Zlotowski qui a été sans doute la plus “à l’écoute” des trois au matériau sonore qui lui était proposé.

Parlons donc cinéma, et les compliments seront moindres. On a commencé (et pourtant on se prétend cinéphile) à admirer la beauté plastique du film de Rebecca Zlotowski, sans s’étonner de la transposition dans les années 20, époque garçonne, cabaret interlope, oiseaux (de feu, vraiment!) multicolores auxquels commandent, excusez du peu, Natalie Portman ou Lily-Rose Depp. Et l’on s’étonne de cette distribution-phare en voyant passer aussi Louis Garrel, Emmanuel Salinger en producteur las ou David Bennent, l’inoubliable garçon (il y a quarante ans) du “Tambour” de Volker Schlöndorff. Avant de réaliser que Zlotowski s’est “contentée” (si l’on peut dire, car il y a un montage derrière) d’utiliser des rushes de son film “Planetarium” qu’on n’avait guère aimé au point d’en oublier les détails!

Bertrand Mandico est le seul à essayer de suivre l’histoire de la marionnette Petrouchka, dotée de sentiments humains (c’est Nijinsky qui créa le rôle) et qui tombe, dans un univers de foire, amoureuse d’une ballerine humaine; mais elle, elle est amoureuse d’un autre qui, cependant jaloux, finira par tuer Petrouchka dont le fantôme viendra hanter la foire. Mandico situe cela dans une atmosphère de film muet, au sous-sol d’un atelier de couture dirigé par une Nathalie Richard à la fois Chanel odieuse et maîtresse à bandeau noir sur l’oeil comme un Le Pen dans sa jeunesse, avec une image délavée, verdâtre, on ne sait pourquoi. Les marionnettes sont les mannequins (ah! ah! quel symbole!) sauf qu’on peine à comprendre qui est qui, tout le monde se ressemble, ça sautille (il y a des sous-titres trop petits qu’on peine à lire), on reconnait des références sadiques au cinéma de Fritz Lang, et la jeune Petrouchka (la marionnette a changé de sexe!) ne véhicule aucune émotion. Une occasion ratée.

Inaboutie aussi l’idée centrale (si on l’a comprise) de Kranioti. Un jeune métis aux cheveux roux, vivant SDF sur un terre-plein d’une grande ville, semble avoir un double (ou un fantôme, encore) qui finira sacrifié au milieu d’un groupe violent- ce qui est l’exacte histoire du “Sacre”. Cette idée d’inscrire l’histoire parmi les ombres et les brutalités (souvent ignorées) d’un carnaval comme celui de Rio (auquel participent évidemment toutes les marginalités) semblait excellente, avec tous ces masques et ces déguisements souvent inquiétants, signes d’on ne sait quels rites ou croyances primitives. Mais là aussi Kranioti y mêle des images de sommets glacés, de feux allumés par une mystérieuse chamane, sans doute pour évoquer l’ “Adoration de la terre” (première partie du ballet). Sauf qu’on s’y perd, on s’y noie, on s’accroche encore à l’idée de ce possible “West side story” brésilien à un contre tous et soudain oublié; mais peut-être est-ce notre fantasme à nous qui nous a guidé pour reconstituer cette histoire alors que la musique, en plus, et pour cause, nous happait.

Du même coup, soirée incroyablement applaudie. Mais qui était applaudi?




Igor Stravinsky: L’Oiseau de feu (avec un film de Rebecca Zlotowski). Petrouchka (avec un film de Bertrand Mandico). Le Sacre du printemps (avec un film d’Evangelia Kranioti). Orchestre de Paris, direction Klaus Mäkelä. Philharmonie de Paris, les 28 et 29 février.


Signalons par ailleurs la parution du second Cd consacré par Klaus Mäkelä et l’orchestre de Paris à ces ballets. Après “L’oiseau de feu” et “Le sacre du printemps” paru l’an dernier, voici “Petrouchka” accompagné de deux ballets de la même époque (et des Ballets russes aussi), “Prélude à l’après-midi d’un faune” et “Jeux” de Claude Debussy. Dans les deux cas une parution Decca.

D.R.



















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