Un “Boris Godounov” de Moussorgsky qui n’est pas sang remords

Une version intéressante et portée par une belle distribution, au Théâtre des Champs-Elysées, de cet opéra de Moussorgsky un peu maudit mais si beau, “Boris Godounov”. Production qui avait été créée au Capitole de Toulouse il y a quelques mois, dans cette mise en scène d’Olivier Py.

Le couronnement: le tsar, les boyards, les politiques, les soldats © Mirco Magliocca





C’est Pouchkine qui a instauré la légende de Boris Godounov, tsar sombre et, comme lady Macbeth, bourrelé de remords, le remords de l’assassinat de l’héritier légitime du trône, le frère de son beau-frère et dernier fils d’Ivan le Terrible (vous suivez?) Pour situer l’histoire, on est chez nous sous le règne d’Henri IV. Boris règnera sept ans -”sept ans de paix” chante-t-il et, tous les historiens le soulignent, en si peu d’années le “vrai” Boris fut un grand tsar. Mais voilà: la légende noire, véhiculée par un peuple ignorant (et manipulé), est toujours plus forte. Est-ce si différent d’aujourd’hui? On appelle cela “fake news”… et elles pullulent.

L’originalité de la présente version est qu’elle revient, non même à celle qui fut créée du vivant de Moussorgsky en 1874 (quelque cinquante ans après le texte de Pouchkine) mais à la version primitive, cinq ans plus tôt, qui fut refusée par la censure tsariste, davantage, semble-t-il, pour des raisons musicales et parce qu’elle n’était pas conforme aux “canons” de l’époque: pas de grands rôles féminins, un ténor (on aimait aussi l’opéra italien à Saint-Pétersbourg) plutôt antipathique, etc. Elle a passionné Olivier Py car elle est beaucoup plus “politique” que les autres : un tsar “usurpateur” qui s’effondre, un autre, encore plus “usurpateur” qui prend sa place, on met “usurpateur” entre guillemets car c’était l’assemblée des boyards (lisez “nobles”) qui l'élisait, le choisissait.

Le tsar et ses sbires entourés de… devinez qui © Mirco Magliocca





Ainsi, en deux heures de temps, le spectacle est “plié”, ce qui est assez inédit par rapport aux autres versions, celles en particulier revues par un Rimsky-Korsakov (on devrait dire “adoucie” instrumentalement) ou par un Chostakovitch. Des quelques parutions au disque, y compris les plus anciennes, on est au-delà de trois heures, certaines approchant même des quatre. Cela nous apprend aussi qu’il n’y a pas de “vraie” version de “Boris Godounov” et que celle-ci, la plus politique de toutes (au sens d’une radiographie d’un homme de pouvoir), avait bien été imaginée par Moussorgsky avant qu’il se décide à proposer une autre fin -j’y reviendrai.

Il n’est pas sûr cependant que ce spectacle ne semble pas énigmatique, en tout cas dans sa première partie, à ceux qui ne connaîtraient pas “Boris”. Car l’opéra, même dans cette version, demeure construit d’une étrange manière où le personnage principal est absent pendant pas mal de temps au profit de l’intrigue parallèle qui va justifier le transfert du pouvoir. On s’explique: un moine pauvre, Grigori, encouragé par son supérieur, Pimène, va se faire passer pour le gamin assassiné à l’instigation de Boris et ce “faux Dimitri” va devenir la terrible mauvaise conscience du tsar, comme un remords fantôme (mais bien vivant) sorti du tombeau. Ainsi se justifie la chute de l’un et l’ascension de l’autre, jusqu’à ce que les deux histoires se rejoignent, s’éclairant mutuellement.

Xenia, la fille du tsar (Lila Dufy) et, derrière, le tsarévitch (Victoire Bunel) © Mirco Magliocca



L’intérêt d’une version sans entracte est évidemment qu’on perd moins le fil et qu’un “grand Boris” comme l’est Alexander Roslavets, dont l’autorité au moment de son sacre (très belle image des nobles en tenues dorées chacun dans son arcade telles des icônes vivantes) s’effrite peu à peu jusqu’à cette mort, superbe aussi, devant une forêt de bouleaux ravagée par les flammes… de l’enfer, évidemment. Roslavets, biélorusse formé à Saint-Pétersbourg, a exactement la voix du rôle, avec ses profondeurs et son éclat, sa puissance et sa sensibilité grondante.

La mise en scène d’Olivier Py est… du pur Olivier Py, avec ses outrances agaçantes et son intelligence. Intelligence nourrie, nous dit-il, par une vraie connaissance, et ancienne, de la Russie mais qui se réduit un peu trop vite à “depuis Boris, rien de nouveau sous le soleil des autocrates” Sauf qu’à l’époque de Boris Godounov et dans toute l’Europe la démocratie telle que nous l’entendons n’existait pas. Au crédit, de belles scènes: celle avec le tsarévitch, bien incarné par la mezzo Victoire Bunel, qui apprend la géographie de son pays sur une mappemonde sortie du “Dictateur” de Chaplin; l’effondrement de Boris, la chanson du truculent moine Varlaam, très bien incarné par Yuri Kissin. Au débit les tics habituels, ces soldats qui passent en courant avec des drapeaux variés, du tsarisme, de l’Union soviétique, de la Russie, d’autres encore; soldats en tenue, miliciens, comme on en voit maintenant dans la moindre production, habillés en Zelensky du pauvre, avec des commandants (très bon Sulkhan Jaiani, belle basse) en Karadzic, plus oublié. Et puis, au couronnement de Boris, une ballerine entourée de deux gaillards en treillis, torse nu, biceps avantageux, Py se fait plaisir sans qu’on comprenne…

L’Innocent (Kristofer Lundin) © Mirco Magliocca

Aussi, bien sûr, ce mélange d’époque, où le peuple et les apparatchiks (il y en avait probablement déjà du temps des premiers tsars) sont habillés “staliniens” (ou léniniens peut-être) devant des édifices très marqués 1930. Autant dire que le peuple est une masse informe, indiférenciée, statique, qui ne s’anime que quand il chante et heureusement il chante très bien, plus russe que nature, c’est le choeur du Capitole de Toulouse; et les enfants (de la Maîtrise des Hauts-de-Seine) sont très bien aussi.

Bon. Ces “py-eries” ne sont guère gênantes dans la mesure où Py sait où il va. Les rôles féminins, on l’a dit, sont réduits -on a préféré la jolie voix de Lila Dufy en fille du tsar à celle de Sarah Laulan, un peu engorgée, en aubergiste -fallait-il aussi lui donner une allure de fille des rues, déhanchement ad libitum?

Les hommes, eux, sont globalement très bien, autour de leur tsar. Le cauteleux Chouiski de Marius Brenciu, qui annonce à Boris toutes les mauvaises nouvelles avec une pointe de secrète jubilation, manque toutefois de projection. Et le Pimène de Roberto Scandiuzzi est un peu trop “gentil” (la voix, encore brillante, a aussi des pointes de fatigue) alors que c’est lui qui aiguille son jeune confrère vers son destin. Un Grigori très bien défendu par le ténor espagnol Airam Hernandez, comme l’autre ténor, l’Innocent touchant du Suédois Kristofer Lundin mais celui-ci n’a pas ce timbre “blanc” qu’on adore dans ce rôle chez les chanteurs russes.

Et parfait en Andrei un Mikhail Timoshenko qu’on avait repéré parmi l’Académie de l’Opéra de Paris il y a quelques années et qui, après quelques rôles dans ce lieu, a résolu son problème principal de projection: baryton solide désormais, au timbre plein, qui assume, plus Lénine que Staline, son rôle de porte-voix de Boris, ou des boyards, de porte-voix de toute façon.

La mort de Boris (Alexander Roslavets) © Mirco Magliocca


Orchestre national de France exemplaire, sous la direction d’un Andris Poga qui dose les timbres, donne une version presque chambriste de cette oeuvre si richement (et parfois bizarrement, c’est le génie moussorgskien) orchestrée -on aurait d’ailleurs souhaité plus d’éclat et de pompe dans la scène du sacre. Mais toute la fin, quand la douleur de Boris le conduit à la mort, est très bien rendue.

Cette production, même si l’on est ravi d’y découvrir Alexander Roslavets, pas encore très connu en France, devait être monté autour de Matthias Goerne. Le grand baryton allemand ne s’est-il pas encore senti prêt? C’eût été d’autant plus intéressant qu’ à ma connaissance, et indépendamment des qualités musicales immenses de Goerne, il est rarissime pour ne pas dire inédit de voir un Boris venir d’ailleurs que de Russie ou des pays très proches, de la Bulgarie à la Finlande. Dans le futur, espérons-le, et dans une autre version de ce “Boris Godounov”, celle, par exemple, de la création qui ne se termine pas du tout par la mort de Boris mais par un tableau populaire où les Russes se réjouissent de la mort de l’ “assassin”, à l’exception de l’Innocent qui prévoit pour la Russie des temps difficiles…

Car au final, aussi bien chez Moussorgsky que dans la réalité, on ne saura jamais vraiment si Boris Godounov a ordonné de tuer le fils de l’ancien tsar.





“Boris Godounov” de Moussorgsky, version originelle de 1869, mise en scène d’Olivier Py, direction musicale d’Andris Poga, Théâtre des Champs-Elysées, Paris (en coproduction avec le Capitole de Toulouse) jusqu’au 7 mars.





















Précédent
Précédent

Stravinsky en Technicolor (parfois) et en Musicolor (surtout)

Suivant
Suivant

Aux armes, musiciens! (De la musique aux Invalides)