“Béatrice de Tende” de Bellini: une héroïne de chair et de sang -surtout de sang

Voici à l’Opéra de Paris l’avant-dernière oeuvre de Bellini, mal connue, “Béatrice de Tende”: opéra imparfait mais passionnant, servi par des chanteurs remarquables malgré la mise en scène inégale de Peter Sellars…



Béatrice (Tamara Wilson) entourée de ses suivantes © Franck Ferville, Opéra national de Paris




”Béatrice de Tende”: une histoire atroce qui soulève l’enthousiasme des spectateurs, plus sensibles à la virtuosité des voix et à leur endurance qu’à l’histoire elle-même, lugubre et… au livret mal construit. Ceci explique peut-être l’accueil un peu perplexe à la Fenice de Venise lors de la création en 1833. Malgré la présence de la grande Giuditta Pasta, qui avait poussé Bellini, après avoir créé sa Norma et aussi l’Anna Bolena de Donizetti, vers une troisième héroïne tragique, cette Béatrice de Tende un peu oubliée, épouse après son veuvage (donc vers la quarantaine) du duc de Milan Filippo Visconti, qui la fera accuser d’adultère, torturer peut-être et en tout cas décapiter.

Bellini s’est inspirée d’une pièce écrite dix ans plus tôt, selon un livret mal travaillé mais il fallait créer l’oeuvre à une date précise à la demande de Pasta et de la Fenice. Résultat: une intrigue avec des creux et des bosses et cependant des trouvailles inhabituelles, inattendues, parfois très fortes: le fait que malgré une tendresse encore existante entre les époux (surtout de la part de Béatrice) la séparation soit actée dès le début de l’oeuvre, où Filippo, amoureux d’une autre (Agnese, l’excellente Theresa Kronthaler, une sorte de princesse Eboli de petite envergure mais dont Verdi s’est peut-être inspiré, qui, elle aussi va par jalousie perdre Béatrice avant de s’en repentir -belle émotion de Kronthaler dans l’acte final), dit clairement son renoncement à sa femme, que Béatrice va confirmer ensuite.

Agnese (Theresa Kronthaler) et Orombello (Pene Pati) © Franck Ferville, Opéra national de Paris



La torture, sujet d’opéra

Mais il y a autre chose -et voilà aussi en quoi pèche le livret: la violence faite aux femmes de pouvoir; et aux femmes en général, facilement accusées d’adultères (la vraie histoire de Béatrice se situe au XVe siècle), l’aspiration des peuples à la liberté, la question, surtout, de la torture, que Bellini affronte frontalement, et c’est le plus étrange, avec une violence dans la seconde partie de l’oeuvre que rien ne laissait présager plus tôt, faisant de Béatrice une martyre au courage et à la résignation admirables. On n’a pas souvenir (même si on ne connaît pas tous les opéras -”Les diables de Loudun” peut-être, pour d’autres raisons) d’un brûlot sur un tel sujet, qui a dû d’autant plus surprendre en plein XIXe siècle qu’à ce degré de violence (yeux crevés, mains arrachées, chairs lacérées) ces pratiques étaient déjà si barbares qu’on commençait à les oublier.

De toute façon trop de choses dans un même livret, et trop de choses qui peinent à s’articuler. Même le faux adultère (qui précipitera la vengeance de Filippo) avec cet Orombello mal défini (barde ou prince? On ne sait trop) finit par sembler annexe. Il faut donc un très grand metteur en scène pour unifier ces thèmes voisins mais disparates. Peter Sellars, qui a tant donné à l’art de la scène, est de ceux-là.

Filippo (Quinn Kelsey) et Béatrice (Tamara Wilson) © Franck Ferville, Opéra national de Paris




Femmes et hommes en confrontation

Etait. Car il a raté son coup. Pourquoi cette incursion dans le bel canto? Parce qu’il aime infiniment cet opéra. Sauf qu’il faut se méfier de l’amour, qui rend aveugle (et sans torture physique) Dans un décor plus ou moins de jardin d’hiver, les chanteurs font mille tours mal orchestrés, piétinent, en costume contemporain (on passera sur cette contemporanéité banalement à la mode qui n’apporte rien, par exemple sur le téléphone portable de Béatrice parfaitement inutile), les grands sujets se diluent, Sellars n’en privilégie aucun, sinon de manière annexe. Ainsi, belle scène, quand les femmes et les hommes viennent commenter le procès de Béatrice, les uns face aux autres, hommes soutenant Filippo et prêts à poursuivre les interrogatoires même si certains d’entre eux sont en train de vomir face à ce qu’ils ont vu, femmes au contraire toutes de clémence et de dégoût mais demeurant dignes: prestation remarquable des choeurs de l’opéra, sexes séparés, avant de se retrouver au finale. Autre scène, de tendresse, quand Béatrice caresse le visage de Filippo et l’enlace, reste encore de leurs amours anciennes alors que les dés sont jetés. Et on saura gré à Sellars (même si c’est un peu Grand-Guignol) d’affronter vraiment le thème de la torture, en particulier avec un Orombello pantelant, effondré, pitoyable (incapable de résister à ses bourreaux il a accusé Béatrice de crimes qu’elle n’a pas commis) Et la nouvelle star des ténors, le Samoan Pene Pati, y est magnifique de tenue, de précision du chant, de beauté des aigus, dans un rôle qui fut incarné par Pavarotti.


Orombello torturé (Pene Pati) devant Filippo, Béatrice et Agnese © Franck Ferville, Opéra national de Paris




Un autre thème est survolé, qui tenait sans doute à coeur à Bellini, la liberté des peuples face à un pouvoir oppresseur -et Béatrice en est un peu le porte-drapeau face à Filippo qui se comporte en tyran. Ne pas oublier qu’en 1833 (et surtout à Venise, possession autrichienne) l’Europe, après le vent de liberté napoléonien et le tour de vis du Congrès de Vienne, voyait renaître un bouillonnement patriotique en Pologne, en Hongrie, en Bohème, en Italie, pour ne pas parler de l’Irlande plus tardive, qui allait parcourir tout le XIXe siècle et déjà la Grèce (difficilement) et la Belgique avaient acquis leur indépendance, pour ne pas parler des possessions espagnoles d’Amérique menées par Bolivar et Sucre. Mais Sellars n’en fait rien, comme si la question n’existait plus, sauf qu’elle s’est détournée aujourd’hui vers des pouvoirs qui imposent leur ordre dictatorial à leur propre peuple.

Quinn Kelsey en Filippo incarne parfaitement ces hommes faibles qui, pour montrer leur autorité, vont aller au-delà de l’horreur. Voix puissante et capable de belles nuances, ligne vocale sans reproche, projection remarquable, il faut que Filippo soit seul (air “Rimorso in lei?”) pour se laisser aller au doute, entouré qu’il est par des courtisans-soldats qui auraient tout à perdre à sa chute. Différence aussi entre les hommes et les femmes, ceux-ci obsédés de pouvoir, celles-là obsédées d’humanité.


Béatrice torturée (Tamara Wilson) et ses suivantes © Franck Ferville, Opéra national de Paris



Musique très raffinée d’un sujet lugubre

Il y a d’ailleurs autre chose qui a sans doute nui au succès de “Béatrice de Tende” et cela vient de Bellini lui-même, sans doute pressé par les enjeux. La musique est ravissante, avec ce sens de la cantilène si typique se déroulant en longues phrases soutenues par flûtes, clarinettes, harpes, mandolines, sans les accents dramatiques d’une “Norma” (un peu plus vers la fin de l’oeuvre) et sans évidemment le sens inouï du drame d’un Verdi. Contraste évident entre le sujet et son traitement, accentué par le chef Mark Wigglesworth qui choisit des tempi assez lents alors que sur la fin on piaffe dans nos fauteuils!

Reste Tamara Wilson. L’Américaine se place indéniablement dans la double lignée d’une Sutherland (qui remit à l’honneur Béatrice dans les années 60, avec Pavarotti justement) et d’une Birgit Nillsson (Wilson fit ses débuts à Paris dans la version Bob Wilson de “Turandot”, rôle emblématique de la Suédoise). Wilson a le gabarit de ces deux chanteuses, la présence vocale somptueuse, les aigus royaux malgré quelques vocalises passées à la trappe d’une partition redoutable (n’était pas Pasta qui voulait). Mais surtout elle réussit à incarner Béatrice dans tous ses aspects, l’épouse blessée, la femme tentée par un nouvel amour (avec Orobello, à qui elle ne cédera pas), l’accusée hautaine (“Et qui vous a donné le droit de me juger? Où que je tourne mon regard étonné je ne vois que des vassaux”) Et aussi la martyre inflexible mais résignée, acceptant le sacrifice dans une forme de mystique. Elle est le point de convergence d’un spectacle qui n’est pas sans défaut mais qui est largement racheté, jusqu’aux rôles secondaires (Amitai Pati, le petit frère, ténor lui aussi; ou Taesung Lee, issu des choeurs), par la superbe prestation vocale de la troupe.




Béatrice de Tende” de Vincenzo Bellini, mise en scène de Peter Sellars, direction musicale de Mark Wigglesworth. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 7 mars














































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