“La folle journée 4”: qui va piano fait du piano

On va encore essayer d’être cohérent avec le thème de cette 30e “Folle journée” nantaise. Il y a dans la programmation une partie oubliée, qui nous appartient, à nous mélomanes: le jeu du “on l’a connu quand il était petit”. Explications.


Alexander Malofeev © Romain Charrier, CLACK



Et pardon d’entrée de ce jeu de mots un peu obscur. Qui fait référence au proverbe italien: “Chi va piano va sano. Chi va sano va lontano” Soit: qui va lentement va sûrement. Qui va sûrement va loin. Appliquons-le donc aux musiciens. Et d’abord à ceux qui sont les plus chers à mon coeur, les pianistes.

Il y a quelque 10 ans, dans un joli festival du Languedoc qui existe toujours l’été dans la vallée du Jaur et de l’Orb (rivière et fleuve d’origine cévenole. Tiens, cela nous ramène à Vincent d’Indy!), j’eus la chance de faire le récitant de l’ “Histoire de Babar” de Francis Poulenc (parterre d’enfants ravis) dont la partie de piano était assurée par un jeune homme, improvisateur par ailleurs, au talent déjà grand. Son nom: Jean-Baptiste Doulcet. Très bonne entente entre nous. Et voici que je le retrouve bien plus tard, gagnant le grand prix du public (il méritait d’ailleurs encore plus) au concours Long-Thibaud présidé par Martha Argerich -c’était en 2019, il y avait aussi dans le jury Bertrand Chamayou et Anne Queffélec… J’aurais pu crier :”Je l’ai connu tout jeune”

Depuis Jean-Baptiste a encore progressé. Et toujours curieux de tout, comme dans son programme de l’autre jour. Sa vie personnelle le condisant souvent vers la Scandinavie, il nous a offert un bouquet de “Pièces lyriques” de Grieg de la plus belle eau -ces formes brèves qui ont accompagné Grieg toute sa vie, il y en a dix recueils qu’un Emil Guillels avait parcourus en son temps. Doulcet y ajoutait des pièces “un peu comme des haïkus” ,de Sibelius, “Les arbres”, ne sonnant pas comme du Sibelius, pièces troublantes qu’on voudrait réentendre (le piano de Sibelius nous demeure fort mal connu)

Mais il y avait aussi cette “Sonate 1.X.1905” d’un Janacek déjà quinquagénaire mais qui n’avait pas encore composé ses grands opéras, sonate en forme d’hommage-tombeau à un ouvrier tué par la police de l’Empire austro-hongrois lors d’une manifestation à Brno. La défense inédite, par un compositeur, du monde des humbles face à la répression. Doulcet la défend, cette sonate peu jouée (sinon par les Tchèques, et plus guère), en accentuant les silences, les contrastes, les suspensions, car c’est aussi du pur Janacek si on l’aime, ce qui est absolument mon cas (Doulcet nous devra aussi le recueil “Sur les sentiers effacés”, sans parler des pièces concertantes)

Lya Petrova dans le “Concerto” de Glazounov. Talentueuse… © Romain Charrier, CLACK



Ainsi, me disais-je, voici quelqu’un que j’ai vu grandir, dont je pourrai dire, quand il sera une star internationale au même titre qu’un Pavarotti -ou, disons, qu’un Barenboim- “je l’ai connu tout petit” -il y en a un autre, mais qui n’était pas à Nantes, le violoncelliste Bruno Philippe.

Et c’est justement un des bonheurs de Nantes, de faire le point, de voir d’ (encore) jeunes pousses explorer de nouveaux territoires, de les suivre et d’avaliser (ou non) leurs nouvelles orientations. Ainsi de Sélim Mazari, pas encore assez (re) connu chez nous, il est vrai qu’il vit à Vienne. Il a 31 ans, il a élargi cette année son répertoire aux “Ballades opus 10” de Brahms, qu’il joue en y mettant une mélancolie qui les relie aux quatre opus de la fin (116, 117, 118, 119), quand Brahms se savait condamné pafr la maladie. Mais surtout il nous régale d’une oeuvre rare de Liszt, les deux épisodes d’après le “Faust” de Nikolaus Lenau. Lenau, grand poète autrichien, a écrit un “Faust” moins chrétien que Goethe, bien plus sombre, et Liszt y développe une “Procession nocturne” où, au sentiment de la nature, Faust perdu dans la forêt, succèdent des pélerins presque fantômes qui surgissent quand le jour pointe et que le rossignol pousse ses premières trilles. Musique hallucinée et douce, du pur Liszt, suivie de la première version de la “Mephisto Waltz”, aussi folle que les suivantes (il y en aura cinq en tout) Et où Mazari se déboutonne (lui, ce garçon d’une si juste élégance) avec volupté.

Et voici le mariage étrange du blond venu du Nord et du brun venu… du centre. On avait interviewé un Alexander Malofeev encore lycéen -c’était avant le Covid- qui avait joué le répertoire russe avec le plaisir pervers de ces jeunes gens aux incroyables moyens. Le voici qui se réunit à Victor Julien-Laferrière, désormais chef d’orchestre à part entière mais confronté avec son orchestre Consuelo (excellent) à un répertoire qui le conduit sur le terrain du Russe: le “1er concerto pour piano” de Tchaïkovsky qu’évidemment Malofeev enlève avec un chic ébouriffant. Mais en modérant sa virtuosité, en trouvant de belles nuances, en y mettant un esprit “occidental”, comme si la rencontre de la France et de la Russie donnait à Tchaïkovsky le juste équilibre toujours difficile à trouver de “grand Russe mais grand Européen” qui était son caractère même.

Dimitri Masleev © Romain Charrier, CLACK



Et VJL, en “apéritif” nous donnait de délicieux extraits de la “Suite n° 2”, méconnue, pleine de neige qui tombe et de traineaux qui tintent, apportant à la mélancolie russe une douce clarté française, avec aussi un immense plaisir de diriger. Le petit Victor, avant même de commencer le violoncelle, s’entraînait à faire chef d’orchestre à 7 ans dans la salle de bains familiale: “Victor, tu t’es lavé les dents? -Oui, maman, mais laisse-moi, je dirige la “Passion selon Saint-Matthieu” de Beethoven” (à 7 ans on n’est pas encore obligé d’être totalement au point en histoire de la musique)

Et pourvu cependant que VJL n’abandonne pas le violoncelle, après l’explosion pour cause de carrière soli de son Trio “des Esprits”!

Malofeev, lui, on le retrouvait, le si blond jeune homme, dans un programme très inattendu car rarement abordé par les Russes -Richter, peut-être, qui jouait tout-: Haendel, Purcell, Muffat et Bach. Au piano. Tellurique, étonnant de précision et souvent d’un goût pianistique extrême mais qui ne ressemble absolument pas à ce que nous ont appris les musiciens baroques et qui nous aurait conduit à lui demander “pourquoi? comment?” si, avec la même impassibilité de steppe, il n’était retourné dans sa loge et nous, passé à autre chos en attendant la suite pour plus tard. D’un déjà très grand.

Dans le même ordre, même s’il est plus âgé, on a aimé aussi un Dimitri Masleev qui nous avait un peu déçu à La Roque d’Anthéron et qui a enlevé un “Concerto n° 2” de Saint-Saëns avec une fulgurance et un appétit très étonnants. Là aussi on aime que les Russes sortent du répertoire où on les attend car on les cantonne un peu trop à ce qu’ils font si bien, Rachmaninov et Prokofiev, d’autant qu’en-dehors d’eux… oui, d’accord, Argerich. Ou Yuja Wang, un peu trop systématiquement pyrotechnique.

Et Marie-Ange Nguci. Souriante, heureuse, elle qui était souvent si tendue. Dans le “3e concerto” de Rachma, elle a été souveraine -m’a dit une amie qui sait parfaitement écouter et entendre. Nguci, moi, je l’ai entendue en solo. Des “Kreisleriana” de Schumann superbes de doigts et de rythme mais où elle avait du mal (que cette oeuvre, pourtant, à cause de cela, est difficile!) à réunir Eusebius et Florestan, le sombre et l’insouciant, les deux faces du compositeur qui lui échapperont quand il sombrera dans la folie. En revanche Nguci fut remarquable dans le si noir “Gaspard de la nuit” ravélien, trouvant dès “Ondine”, celle-ci trop souvent réduite à une pièce joliment aquatique, des accents inquiets qui donnent tout son sens au “Scarbo” diabolique et si difficile (enlevé avec un chic fou), le lutin méchant qui hantait les nuits du Moyen âge après le couvre-feu.

Ainsi peut-on grandir comme artiste en s’ouvrant à l’inattendu et en nous faisant comprendre, à nous mélomanes, que cet inattendu-là fera demain partie du quotidien. On peut aussi choisir de creuser toujours plus profond, surtout quand on défend les plus hauts chefs-d’oeuvre. Tel Adam Laloum, qui joue pour la ènième fois la dernière sonate de Schubert. Mais qui la joue avec une attention aux silences, à la respiration, à ce cheminement implacable qui est la douce promenade d’une saison qui s’éteint, et il n’y en aura pas d’autre. Et, dans ses répétitions schubertiennes (les “divines longueurs”), Laloum met les nuances, la construction, le climat d’un (jeune) maître. Même si, dans le silence qu’il installe -et dont on s’échappe parfois, Schubert oblige- on rêverait de l’entendre dans la fulgurance du “3e concerto pour piano” de Prokofiev.

Malofeev © Romain Charrier, CLACK

Deux regrets en forme d’espoir (ou l’inverse): mon dernier concert était donné par le trio Pascal: le papa, Denis, pianiste. Le frère violoniste Alexandre, le frère violoncelliste Aurélien. Belle entente familiale dans le Trio “Tzigane” de Haydn, où Aurélien fait “Ploum ploum ploum” -et pourtant Haydn a écrit deux si beaux concertos pour son instrument. Belle entente familiale, et les trois sont rejoints par Grégoire Vecchioni pour le “1er quatuor” de Brahms. Vecchioni qui a eu le temps, dans le peu que Dudamel a dirigé l’orchestre de l’Opéra de Paris, d’être nommé par lui alto solo. Et on entend Vecchioni, et on entend Aurélien, qui est digne de ses ainés qui font tellement honneur à l’école française de violoncelle. On a donc envie de l’entendre beaucoup plus et en concerto et en sonate. Le voir au-devant de la scène. Il le mérite. Quitte à retourner jouer en famille ensuite…

Regret plus petit pour trois jeunes gens qui ont fait salle à moitié pleine (alors qu’elles étaient si souvent complètes): le Trio Nebelmeer. Evidemment, avec un nom pareil, et c’était le soir! Nebelmeer, mer de nuages en allemand, en référence au fameux tableau de Caspar David Friedrich, cet homme de dos au-dessus d’une mer de nuages. Or ce sont trois petits Français qui ont joué avec une fougue, une énergie et un sens du drame de très beau niveau le magnifique “Trio” de Smetana, plein de douleur (moins que son “1er quatuor” défendu incroyablement par les Modigliani) Bref, Arthur Decaris, le violoniste et Loann Fourmental, le pianiste, doivent dompter encore leur côté “qui jouera le plus fort?”; et cela laisse de la place au plus discret (et plus nuancé) violoncelle d’Albéric Boullenois. Mais grand talent pour une formation qui, depuis les Wanderer (et, plus avant, les Beaux-Arts), peine à trouver des vedettes.

La Grande Halle avait des allures ensuite de triste champ de bataille, nettoyé par de petites mains à qui il faut rendre hommage. On est donc rentrés, avant que le Scarbo de Ravel hante les ruelles de Nantes, derrière les ombres de la nuit.





La folle journée de Nantes, 30e édition (“Origines” ), du 31 janvier au 4 février 2024

















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