“La folle journée 3”: les jardins coquins de monsieur Debussy

“Aux origines” donc. Et bien sûr la musique populaire avant la musique savante. J’ai parlé des écoles nationales. Mais une question m’a traversé: quid de la France? De notre “cher et beau pays”?


Abdel Rahman El Bacha, fidèle à Nantes © Romain Charrier, CLACK



Cette question, je me l’étais posé vendredi matin. Négligée, je l’ai retrouvée ce dimanche soir avec le concert des soeurs Milstein, Maria la violoniste, Nathalia la pianiste. Les deux soeurs franco-russes proposaient un joli concert “aux racines européennes”. Beaucoup de lyrisme -un lyrisme qui semble envahir les jeunes générations, à l’intensité qu’elles mettent dans leur jeu, même si c’est souvent de bon aloi et rarement tapageur. Donc un tour d’Europe: la “2e sonate” de Grieg pour se promener en Norvège, des “Chansons populaires espagnoles” transcrites par… l’Espagnol Manuel de Falla; et le bref cycle “De ma vie”, aux accents tchèques, par le Tchèque Smetana. Jusqu’ici tout va bien, Norvège, Espagne, Tchéquie, les racines populaires par les compositeurs de ces pays-là.

Survient Ravel. Vlan! Le petit Français (petit seulement par la taille) s’en va chercher des “Chansons populaires grecques”. Ou bien il saute par-dessus la Bidassoa (le fleuve-frontière) pour écrire “Rhapsodie espagnole”, “Alborada del Gracioso” ou “Habanera” Pourquoi rien de basque, lui qui l’était?

J’étais donc heureux comme tout en écoutant l’autre jour la “Symphonie sur un chant montagnard français”, une de mes oeuvres-fétiches depuis l’adolescence (mes origines!), depuis ce vieux microsillon d’Aldo Ciccolini presque bébé qui jouait la partie piano de ce “concerto pour piano et orchestre” (sans le dire) Auteur: Vincent d’Indy, un des créateurs de la “Schola Cantorum”, à la réputation de compositeur scrogneugneu à force de ne pas aimer la musique de son temps, comme Saint-Saëns, lui qui mourut très âgé aussi, dix ans après Camille.

Pourtant, cette “symphonie” sous-titrée “symphonie cévenole”, qu’elle est belle, qu’elle est joyeuse, avec son chant du pâtre si paisible, l’évocation de ces collines douces et déjà teintées de la lumière du sud, le sentiment de l’estive des troupeaux qui passe dans cle mouvement lent rêveur et apaisé! “Symphonie cévenole” qu’on lie aussitôt à cette oeuvre redécouverte il y a quelques années, les “Chants d’Auvergne” de Joseph Canteloube, qui sont cependant des mélodies harmonisées alors que la “Symphonie” de d’Indy est une création absolue.

Emilie Rose Bry et l’ensemble Magnetis dans d’éblouissants Vivaldi © Romain Charrier, CLACK

Mais c’est l’exception qui confirme la règle. Ravel, par exemple, oublie qu’il est basque et s’en va en Espagne. Fauré néglige complètement ses origines ariégeoises. Lalo, le Lillois évoque-t-il ses racines flamandes? Ben non, de “Symphonie espagnole” (aussi) en “Rhapsodie norvégienne”? Et le Sarthois Delibes des mélodies mancelles -ou même normandes, on ne va pas chipoter? La “Bourrée fantasque” de l’Auvergnat Chabrier est plus fantasque que bourrée, Albéric Magnard, Ernest Chausson, ne s’inspirent que d’eux-mêmes, Massenet ignore son Forez, Gounod néglige… on ne sait même pas d’où il est, quant à Saint-Saëns, c’est au loin qu’il puise (son concerto “Egyptien” et quelques oeuvres arabisantes)

Oui, bizarre, à l’heure des écoles nationales qui vont chercher dans les mélodies de leurs origines, cette propension si française à ignorer nos propres chansons populaires qui ont traversé les siècles! Dans un pays qui chante dès l’enfance “Au clair de la lune”, “Cadet Rousselle”, “Ah! mon beau château”, et tous ces airs souvent nés au XVIIe ou au XVIIIe siècles (“Sur le pont de Nantes”, si triste et si beau, pour rester dans la ville des “Folles journées”), il faut, pour en entendre un, se référer, avec “Ah! vous dirais-je maman”, à Mozart l’ Autrichien.

Car nous détestons culturellement faire référence à nos racines; nous le laissons à notre personnel politique, qui en fait d’ailleurs un fort mauvais usage, soit par un nationalisme dévoyé, soit par un rejet presque honteux de ce qui nous a forgés. La littérature a montré l’exemple, qui méprise des auteurs trop ancrés dans leur province, comme un Giono qui a mis si longtemps à être considéré comme un très grand ou comme celui, voisin, dont on a qualifié les oeuvres de “Pagnolades”. Une région de France apparaît-elle dans les livres, c’est pour la réduire à sa condition de misère et de mesquinerie par les auteurs qui en sont eux-mêmes les enfants, la Normandie de Flaubert ou de Maupassant -et quand c’est Barbey d’Aurevilly qui la glorifie, on lui pardonne parce que c’est un charmant réactionnaire. Alors pensez donc quand il s ‘agit de musique. A ce concert dont Emmanuel Strosser défendait la “Cévenole” avec beaucoup de goût (“Ma” cévenole alors que je n’y ai aucune attache), il y avait aussi l’exquise “Symphonie” d’un Bizet de 17 ans, dont le mouvement lent, magnifique rêverie de hautbois, est qualifié d’asiatique sur certaines fiches alors qu’il sonne si français. Le même Bizet qui, lui aussi, a haussé l’Espagne au rang de… province de France mais qui a tout de même (enfin!) cherché pour son “Arlésienne” une vraie inspiration provençale. Ce n’est pas beaucoup.

Célia Oneto Bensaid, en intitulant l’autre jour son récital “Des chansons populaires françaises” a joué le jeu mais elle a sans doute en ayant du mal. Elle a plutôt rendu un hommage (mérité) à Charlotte Sohy, Bretonne mariée à un Breton musicien et dont l’énergique et belle “Sonate pour piano” (Sohy avait 21 ans; elle dut tout le long de sa carrière signer “Charles” pour faire exister ses compositions; on était tout de même à la première moitié du XXe) renferme en son final une mélodie bretonne, d’ailleurs pas forcément si bien choisie.

La Bretagne échappe donc vaguement à l’ignorance “folklorique” des musiciens grâce à Sohy, Ropartz ou Ladmirault le Nantais mais ce sont des compositeurs qu’on entend si rarement (même Jean Cras le Brestois se tourne plutôt vers les lointains), comme un Maurice Emmanuel qui mit à l’honneur des thèmes bourguignons. Quant aux autres… bernique! Ah! si, sans le dire, sans les rattacher à ses racines franciliennes (et l’Île-de-France est une province), l’homme de Saint-Germain-en-Laye, un certain Claude-Achille Debussy, utilise “Do do l’enfant do” et surtout “Nous n’irons plus au bois” dans ses “Jardins sous la pluie” (la troisième des “Estampes” que la pianiste joue avec beaucoup d’allant, ayant gommé son défaut de frapper trop fort)

Mais, nous conte Oneto Bensaid, ce “Nous n’irons plus au bois”, il faut le lire autrement, ce qui explique que la chanson fût interdite sous Louis XIV: les bois, c’étaient ceux de Boulogne, de Vincennes, où l’on faisait des rencontres galantes. Cela justifie mieux: “les lauriers sont coupés” (la fierté virile des messieurs), “la belle que voilà ira les ramasser” (pour en faire quoi?) On pensait donc que Debussy rendait enfin hommage à des chansons innocentes de notre beau terroir, on s’aperçoit qu’il s’en servait comme des allusions salaces pendant que Grieg, Dvorak ou Tchaïkovsky glorifiait le vieux fond musical de leurs terres. Maudits Français, diraient nos amis canadiens!

Qui, eux, n’ont jamais honte de revendiquer leurs origines poitevines ou bretonnes. Ou cévenoles?



Des records de fréquentation ont encore été battus cette année pour cette 30e édition. La 31e aura lieu du 29 janvier au 2 février 2025. Le thème: les grandes cités de musique dans l’histoire, Paris, Londres, Venise, Vienne, etc.

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