Marc-Antoine Charpentier, de la gloire à l’horreur

2 cd à la gloire d’un des grands du baroque français, Marc-Antoine Charpentier: sa “Médée” qui fut reçue froidement à l’époque. Son “Te Deum” illustre, accompagné de celui de Desmarets, compositeur plus tardif.

Louis-Noël Bestion de Camboulas et son ensemble “Les Surprises” © Camille Tostivint



Pour les plus âgés ce fut le générique de l’Eurovision, à une époque où la musique baroque était encore tombée dans l’oubli. Marc-Antoine Charpentier, une demi-génération après Lully. Et c’est un des, probablement, 6 “Te Deum” composés par Charpentier; il nous en reste 4, celui-ci assez remarquable par l’utilisation des trompettes et des timbales qui en font un morceau brillant, digne d’un Haendel français.

Brillant mais justement: pas que. En un peu plus de 20 minutes et avec concision, Charpentier alterne pour ce qui est avant tout un morceau de gloire (remerciant Dieu d’on ne sait quelle victoire militaire ou d’on ne sait quelle grâce accordée par le ciel au souverain et à sa nation) les morceaux d’éclat et ceux de recueillement (le magnifique “Te per orbem terrarum” , action de grâce à deux voix chantée par haute-contre et baryton -le terme de l’époque étant basse-taille) Une oeuvre sans doute représentée ou à Notre-Dame ou dans la Chapelle Royale de Versailles, et qui mêle avec beaucoup de bonheur (c’est ramassée, brillant, efficace) l’éclat et la piété , que Charpentier apprit au service des Jésuites.

Complément bienvenu -et plus copieux encore-, un autre Te Deum, le second d’Henri Desmarest dont j’ai chroniqué le 15 janvier l’ “Iphigénie en Tauride”: Te Deum dit “de Lyon” (car son manuscrit est conservé dans cette ville) en premier enregistrement mondial. On ignore quand il fut écrit/créé, probablement à la fin du règne de Louis XIV ou même plus tard, à la cour de Lorraine peut-être où Desmarest officiait déjà. Il marque une inflexion intéressante par rapport à celui de Charpentier, introduction moins martiale, beaux ensembles intimes chantés avec grâce par un groupe d’excellents solistes. On sent qu’on s’achemine vers un style de musique, même quand il s’agit de chants glorieux, moins pétri de grandeur et qui laisse la place aux sentiments.

Ce beau Cd, qui eût pu sans doute accueillir encore une autre pièce chorale (son défaut est d’être un peu court) voit aussi le succès d’un des derniers venus des ensembles baroques, celui des “Surprises” et de son chef, Louis-Noël Bestion de Camboulas, à la tête d’un groupe de voix où l’on distinguera les deux sopranos, Jehanne Amzal et Eugénie Lefebvre. En étant ainsi très injuste pour la partie masculine qui réussit un magnifique “Dignare domine die isto” à plusieurs voix ou un “Miserere” superbe chanté par David Witczak.

Véronique Gens, Hervé Niquet de dos © Anne-Elise Grosbois



David Witczak que l’on retrouve un peu moins inspiré en Oronte dans la “Médée” de Marc-Antoine Charpentier, dernière parution d’Hervé Niquet, de son Concert Spirituel et de ses solistes préférés dont la plupart était déjà dans l’ “Iphigénie en Tauride” -Charpentier, Desmarest, Desmarest, Charpentier! Cette tentative ambitieuse d’un opéra sur la fameuse infanticide, et avec comme librettiste le “petit Corneille” (Thomas, le jeune frère de Pierre et dramaturge lui aussi), se solda, en 1693 (un an après le Te Deum) par un gros échec, malgré (ou à cause de) la présence de Louis XIV à la création. Pour l’anecdote Charpentier créait ainsi, à 50 ans, son premier opéra comme Desmarest, justement, la même année, et aussi Marin Marais. C’est que Lully, mort 6 ans plus tôt, interdisait qu’un autre que lui ne fît représenter des ouvrages sur scène. La place était donc libre…

Mais au-delà de la qualité musicale de l’oeuvre on peut expliquer le relatif échec de cette “Médée” (largement compensé de nos jours) par deux causes: la longueur de l’ouvrage, près de 3 heures, à quoi pouvaient se rajouter sans doute des ballets, pour plaire au roi. Mais d’abord la subtilité presque sacrilège du traitement de Corneille: avec une très grande intelligence on suit quasi pas à pas l’évolution d’une femme dont le mari se détache peu à peu… pour une autre et qui, non contente de tuer ses enfants (son crime le plus connu) laisse derrière elle un champ de ruines et une moisson de cadavres. L’oeuvre, d’une très belle inspiration encore “Grand Siècle”, souffre aussi, de mon point de vue (reproche que je faisais déjà à l’ “Iphigénie en Tauride”), de cette propension à célébrer, au coeur d’une tragédie grecque, la gloire d’un certain Louis assimilé à Jupiter. Ainsi les 20 premières minutes sont interminables, tant on piaffe en attendant les principaux personnages. Et à intervalles réguliers reviennent des pastorales, des fanfares, des ritournelles, qui ralentissent une action déjà complexe -car selon un principe racinien, d’autres, Oronte, Créon, sont amoureux sans être aimés ou chantent leur méfiance de la Médée magicienne.


Hervé Niquet © Henri Buffetaut


S’y mêlent aussi, ce qui a pu surprendre, des éléments fantastiques, esprits fugaces ou démons qui montrent les liens de Médée avec les puissances infernales, une Médée qui s’enfuira, image finale, sur un dragon en laissant les démons mettre le feu au palais royal pendant que tombe une nuit artificielle. La rationalité chère à Louis XIV pouvait-elle l’admettre et aussi l’église catholique, toujours impitoyable envers les maléfices des sorciers, fussent-ils légendaires?

Hervé Niquet dirige avec un soin toujours exact ses troupes du Concert Spirituel et des solistes où brillent des jeunes pousses qui chantaient dans l’ “Iphigénie”, Adrien Fournaison ou Floriane Hasler. Thomas Dolié est un beau Créon et Véronique Gens est une Médée de grande classe, blessée, souffrante mais digne, même si elle manque de la noirceur que l’évolution du rôle lui impose de montrer -de ce point de vue les dernières minutes, aussi à cause de la musique, manquent de la dimension apocalyptique que le livret indique pourtant dans ses didascalies!

On a gardé pour la fin Judith Van Wanroij, Créuse douce amoureuse et sacrifiée, d’une pure dignité dans la mort, à laquelle la chanteuse prête sa voix ravissante. Mais le plus beau est encore Cyrille Dubois, Jason partagé d’abord entre deux femmes et qui ne peut renoncer à aucune, dans des interventions d’une grande tendresse où s’épanouit son timbre de ténor de mieux en mieux affirmé, de plus en plus intense, avec cette présence qui grandit de rôle en rôle. Il est la première vertu de cette “Médée”, qui fait partie désormais de l’histoire du baroque français, à qui cette production rend honneur selon ses mérites.



M.A. Charpentier, H. Desmarest: Te Deum. Ensemble “Les Surprises”, direction Louis-Noël Bestion de Camboulas. 1 cd Alpha Classics

M.A. Charpentier: Médée. V. Gens, C. Dubois, solistes, choeur et orchestre du Concert Spirituel, direction Hervé Niquet. 1 coffret Alpha Classics




Pour les amateurs de baroque et d’inédits, du troisième larron cité dans cet article, Marin Marais, des pièces pour viole de gambe d’un manuscrit retrouvé conservé à Edimbourg. C’est la jeune gambiste Noémie Lenhof qui est à la manoeuvre, y mêlant d’autres compositeurs moins connus, Lemoyne ou Geoffroy. Elle est accompagnée de Guillaume Haldewang au clavecin, Alice Trocellier à la basse de viole, Nicolas Wattinne au théorbe. Pour les nostalgiques de “Tous les matins du monde” Mais pas que… 1 Cd Encelade







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