Busoni aux Invalides, une musique de ouf!
Un concerto pour piano “énorme” résonnait l’autre jour sous les voûtes Grand Siècle des Invalides. Il fallait au moins ce cadre-là -et un pianiste fou- pour rendre hommage à l’étrange monsieur Busoni, l’Italo-allemand.
Feruccio Busoni, c’est celui, bien sûr, qui fit tant de transcriptions pour piano des oeuvres de Bach; et cela suffit trop souvent à sa gloire. L’homme était par ailleurs un des très grands virtuoses de son temps, à la fin du XIXe siècle. Pianiste prodige dès ses huit ans, et d’une double culture, assez rare, papa italien (Busoni né en Toscane), maman allemande (Busoni mort à Berlin!) Mais tous deux musiciens eux-mêmes, lui clarinettiste, elle pianiste, comme le fiston (ou l’inverse)
Le petit garçon, qui avait donné son premier concert devant le fameux Anton Rubinstein, hérita aussi à Vienne, à 9 ans, d’une rare critique du redouté Hanslick qui admirait la rigueur de son jeu “sans les poisons romantiques à la Wagner”. On était évidemment, même là-bas, dans la polémique du temps, pour ou contre Wagner et le germanisme qui se traduisait en France par “Vive Debussy, à bas Parsifal”. Plus difficile pour un Busoni, si partagé (et là c’était le grand écart) entre l’élan philosophique de Wagner et le romantisme si lyrique d’un Verdi. Au moins commença-t-il aussi une carrière de compositeur, dirigeant dès 12 ans un “Stabat Mater” puis un “Ave Maria”, ce en Autriche, avant de prendre à 15 ans un poste de professeur au Conservatoire (ou Académie Royale) de Bologne. La double culture germano-italienne toujours…
Le virtuose fit oublier un peu le compositeur par la suite. Parce qu’ajoutant à Bach le piano ébouriffant de Liszt dont il joua tout. Aussi parce qu’il remit à jour les concertos de Mozart qu’on ne jouait plus, et dont il écrivit quelques cadences. Et cependant… 4 opéras (dont un “Faust” après Gounod et un “Turandot” avant Puccini), des cantates, des oeuvres pour piano (évidemment) et pour violon… et pour clarinette ou pour flûte. Et des transcriptions aussi. Une cinquantaine d’opus en 58 ans de vie.
Au milieu, ce “concerto pour piano, choeur d’hommes et orchestre”, créé en 1904, d’une folle démesure (1 heure 10, ce qui en fait l’un des plus longs) et, on s’en doute, d’une virtuosité échevelée. Il faut déjà voir le frontispice de la partition publiée: “Concerto” en majuscules surmonte une mastaba devant laquelle trône un sphinx, à gauche un temple grec et des hérons géants, à droite une tente, un Horus, des cyprès. Toute l’étrangeté mystique d’un Busoni en cette fin de siècle influencée par Nietszche, où le concerto nous décrit plus ou moins, comme la “Symphonie fantastique” de Berlioz, l’itinéraire d’un homme jusqu’à son apothéose et sa mort, avant d’accéder à une conscience supérieure -l’intervention du choeur d’hommes- où il trouve repos et accomplissement. Le “surhomme” nietszchéen. Peut-être. Même si le texte chanté vient d’un “Aladdin” écrit par un poète danois, Adam Oehlenschläger -à la même époque, Carl Nielsen, contemporain de Busoni, écrira une musique de scène pour cette pièce de théâtre de son compatriote.
Pourquoi cet Aladdin? Allez comprendre. Alors qu’il y a plutôt dans l’esprit de Busoni le souvenir de Faust, l’oeuvre de Goethe si admirée qu’il en fera (“Doktor Faust”) son oeuvre ultime. Allez comprendre aussi la structure qui, des cinq mouvements, en démultiplie certains (avec Berlioz c’était plus clair), le troisième, par exemple, divisé en quatre; et, pour dire aussi le caractère de Busoni partagé entre les cultures, un quatrième mouvement noté “All’Italiana” démarrant par une “Tarantelle”, danse elle-même, on le sait, non pas toscane, mais des Pouilles, en Italie du sud. Et cependant avec des accents aussi de guinguette berlinoise ou viennoise…
Et c’est d’ailleurs dans ces influences si diverses que l’on cherche un style; mais il faudrait mieux connaître le reste de l’oeuvre de Busoni pour en trouver un. C’est injuste, pour lui qui fut toute sa vie si attentif aux nouvelles évolutions de la musique, au point de s’être fâché peu à peu avec ses contemporains pour avoir toujours défendu l’avenir. Ainsi le premier mouvement nous laisse entre Brahms et Richard Strauss, avec quelque chose qui chante “à l’italienne” déjà. Et dans les montées et descentes arpègées du piano, les passages de main dans le registre aigu rappellent Liszt, bien sûr. Le “giocoso” très vif, ce sont des accords fous petits frères de ceux de Rachmaninov. Et puis Liszt de nouveau. Et soudain, avec ces violoncelles sombres et ces altos aigus, dans le troisième mouvement de… 25 minutes, c’est l’ampleur d’un Mahler qui pointe, sans le mélange de genre de celui-ci où le burlesque rejoint souvent le tragique.
Puis l’on gravit la montagne mais cela ne se fait pas par un chemin droit. On est parfois dérouté par les changements brutaux de climats presque au détour d’une phrase musicale, d’un tutti, d’un épisode -virtuose, si virtuose!- du piano. Le triomphe alors. Ou l’apothéose. Une atmosphère de fanfare qui succède à la paix élevée des montagnes. Et pour le piano une écriture aussi complexe que chez Prokofiev…
Et voici que s’élève, du haut des voûtes de la cathédrale, les voix d’hommes, magnifiquement recueillies. On ne sait si l’on est dans le “Requiem” de Fauré ou dans les grands choeurs mystiques de Wagner, de “Lohengrin” ou “Parsifal”. On sait seulement que le choeur de l’Armée française, l’orchestre en formation complète de la Garde républicaine (tous en tenue militaire), ont répondu aux appels de Busoni avec une musicalité, un engagement (pupitre des bois, altos, violoncelles), une cohésion que le chef, Sébastien Billard, a su entretenir avec une attention remarquable. Tout occupé aussi à coller à son soliste…
Un soliste, David Lively, amoureux de ce concerto et qui voulait le jouer sous ces voûtes, Américain installé depuis si longtemps en France et qui n’aura jamais l’aura grand public d’une Buniatishvili ou d’un Lang Lang. Mais d’une musicalité, d’une virtuosité, d’une endurance devant laquelle on s’incline, tenant cette oeuvre unique avec le souci d’en faire une arche immense en échappant aux collages de styles différents. Réussite absolue, au point que même les plus blasés des critiques s’inclinent devant la performance. Non, le terme sent son cirque. N’en cherchons pas un autre. Ce soir Lively était la Musique. Simplement.
Busoni: Concerto pour piano, choeur d’hommes et orchestre opus 39. David Lively, piano. Choeur de l’Armée française (chef de choeur Aurore Tillac), Orchestre symphonique de la Garde républicaine, direction Sébastien Billard. Cathédrale Saint-Louis des Invalides, Paris, le 25 janvier.