Chez William Christie, des saules pleureurs et Orphée en larmes.

Second épisode de ma visite au domaine de Thiré, Vendée, “dans les jardins de William Christie”. Où la musique apparaît enfin, mais d’abord comme un fil conducteur, avant les grands concerts du soir.


William Christie et Théotime Langlois de Swarte  © Julien Gazeau



Car dès le début des après-midi la musique est présente. Evidemment si vous êtes là plusieurs jours il est recommandé d’abord de se familiariser avec les jardins. A la même heure, si vous avez déjà fait le tour du domaine, un “atelier chant” pour petits et grands et c’est Sophie Daneman qui l’organise. Ou un atelier danse. Et dès 16 heures, sous forme de module d’une quinzaine de minutes, des moments variés de musique en divers lieux (dont le fameux pont chinois) avec repli possible quand il pleut. C’est ainsi qu’on a écouté l’excellent flûtiste Sébastien Marcq, un des piliers de l’orchestre des Arts Flo, y compris avec sa grosse flûte baroque, qui sonne plus grave que la petite de nos orchestres contemporains. Ou les deux complices du soir Ana Vieira Leite et Julie Roset se transformer en “dames de Ferrare”, dont l’histoire ferait un beau roman historique: ces dames (elles étaient trois alors) chantaient des madrigaux chez elles pour un public choisi mais la musique non écrite n’en sortait jamais de sorte que les auditeurs ne pouvaient la reproduire. C’est le souvenir seul qui faisait leur réputation. Le souvenir et la narration épistolaire des moments vécus par les privilégiés de ces concerts, de sorte qu’elles furent connues peu à peu de toute l’Europe sans jamais quitter leur bonne ville de Ferrare, où Luzzaschi, ferrarais lui-même, écrivit pour elles, une génération avant Monteverdi, quelques superbes madrigaux.

Les "airs à boire" de Purcell: Paul Agnew et, derrière, Cyril Auvity et Edward Grint © Julien Gazeau 

On a raté “les insectes de Thiré”, du “Moucheron” de Couperin au fameux “Bourdon” de Rimsky-Korsakov mais on a écouté un “Orphée” de Clérambault joliment chanté (et dit) par Virginie Thomas (bel accompagnement violon-flûte par les solistes du soir), et qui finit bien. Sauf qu’on ne sait pas si, étant heureux, Orphée et Eurydice eurent beaucoup d’enfants. On a fini avec un moment merveilleux, sous la conduite de Paul Agnew -le bras droit, alter ego, comme on veut, de William Christie- qui, cette fois, chantait, avec Cyril Auvity et Edward Grint (partenaires habituels des Arts Florissants), des chansons à boire de… Purcell, inconnues et succulentes: Purcell en composa plus de 150, cela se chantait à trois voix d’hommes dans les pubs, accompagné par… ceux qu’on avait sous la main. Là le corps d’accompagnement était assez étoffé à la manière baroque. Mais on aimerait bien que ces petits bijoux, d’autant plus avec de pareils interprètes pleins d’humour, soient enregistrés: c’est une image très différente de Purcell, qui casse avec “Didon et Enée” ou les “Funérailles de la Reine Marie”.

William Christie. Le clavecin est réparé. © Julien Gazeau 

Et , bien sûr, le public était invité à reprendre lui aussi un “Joyful Bill” (Bill, c’est William, Christie donc, qui était là, en pantalon vert gazon), “for the love of Bacchus”. Puis tout le monde allait dîner (ou boire éventuellement). Paul Agnew, lui, plein d’humour et de gentillesse, avait à son tour répondu à nos questions, surtout sur le partage des tâches. D’où il ressort qu’il n’y a pas de thématique à Thiré, et même la volonté, pendant le festival, de couvrir le maximum de périodes sur ce temps que les Arts Florissants se sont appropriés, facilement quatre siècles -jusqu’à Mozart (Agnew dirigera même la “Pastorale” de Beethoven cette saison) en remontant jusqu’à Lassus. Comment se partagent-ils le travail? “Si William a envie de faire les symphonies “Parisiennes” de Haydn, à ce moment-là je regarderai plutôt vers Monteverdi ou Gesualdo”. Occuper le plus vaste spectre temporel, pour montrer aussi aux mélomanes l’étendue des évolutions musicales couvertes par les spécialistes du baroque. Si l’on y réfléchit c’est 4 siècles contre 2 siècles aux non-baroqueux. Il est vrai que sur le XIXe et le XXe siècle le temps s’est un peu accéléré.

Ce soir-là, dans la jolie église de Saint-Juire-Champgillon (village plus petit que Thiré, 400 habitants), sur le thème a priori banal du “Violon de Rameau”, un artiste qu’on connaissait déjà explosait littéralement devant nous, de talent, de fougue, de musicalité, d’énergie, de maîtrise, accompagné par un William Christie au clavecin et à l’orgue positif, en âge d’être son grand-père: Théotime Langlois de Swarte, 29 ans aux marrons, alors que Christie en aura 80 avant la Noël (veillez à la soirée-surprise qui lui sera donnée par ses chers Arts Florissants à la Philharmonie de Paris le 14 décembre) Le garçon, on l’a souvent entendu en groupe, avec quelques solos bien sûr; mais la manière dont il mène un programme entier avec parfois une écriture qui flirte avec Paganini (!) donnerait envie de l’entendre, par exemple dans Brahms (le concerto, le double concerto, les sonates) dont il serait un idéal interprète.

Une "Méditation" aux chandelles  © Jay Qin

Un incident faillit gâcher la soirée. Une note du clavecin sauta, obligeant Christie à s’interrompre. “Un fa dièse”. Foutu fa dièse. On attendit l’accordeur (qui était allé dîner) avec un Christie délicieusement fulminant (vous savez, ces Anglo-Saxons qui conservent une exquise politesse apparente alors qu’à l’intérieur cela ressemble à un réacteur nucléaire en fusion) mais un Langlois de Swarte très décontracté qui prit la parole pour nous expliquer… ce qui méritait effectivement des explications.

C’était (trouvé peut-être durant les fameuses recherches de Christie) un recueil pour violon et accompagnement des morceaux orchestraux et chantés des opéras de Rameau. A l’usage des amateurs comme cela se faisait de plus en plus à l’époque, où la société mélomane s’étendait à toute la bourgeoisie, sans rester cantonnée comme avant aux classes supérieures. Mais ce manuscrit est resté inédit. Nos deux compères assaisonnaient le repas d’auteurs beaucoup moins connus, Dauvergne ou les Aubert (ceux-là, à la rigueur…) mais aussi Toussaint Bordet (ah?), Cupis de Camargo (lié à la danseuse?), André-Joseph Exaudet (beaucoup d’idées dans cet extrait de sonate) ou Charles-Antoine Branche

(“associer Branche à Rameau nous a paru l’évidence” dit Swarte, provoquant les rires)

Enfin l’accordeur répara, réparant aussi l’humeur de William Christie.

Une jolie coutume dans cette église: un épilogue musical en forme de “Méditation”, aux chandelles (avec le risque évidemment de dodeliner), ce soir-là servi par deux tout jeunes, la gambiste Myriam Rignol et son petit frère (24 ans mais l’air d’en avoir 16) Gabriel au théorbe, dans Couperin et Marin Marais. Douceur nocturne avant les moutons à compter (dans cette terre d’élevage)

"Orphée et Euridice": au fond, Ana Vieira Leite, Reinoud Van Mechelen, Julie Roset  © Julien Gazeau 

Je n’ai pas tout à fait fini. Le grand moment était le vendredi soir, avec cet “Orphée et Euridice” de Gluck donné sur le Miroir d’eau. Le Miroir d’eau? Qu’est-ce? Vous ne nous en avez pas parlé? C’est vrai. C’est dans l’axe de la maison, comme si les invités descendaient à la brune pour profiter des derniers rayons. Imaginez un Grand Canal de Versailles en modèle réduit clos par un mur végétal façon Isola Maggiore des Îles Borromées (ou Tivoli sans les fontaines) Nous sommes sur l’herbe (enfin, sur des sièges posés sur l’herbe) Il y a des petits rochers comme dans les criques bretonnes. Et sur la barge, les musiciens serrés comme des oignons, les chanteurs (ils ne sont que trois), les choeurs (ils sont 18) et Paul Agnew qui dirige et qui ne doit pas faire de grands gestes. Personne n’est tombé à l’eau.

(Il parait que certaines années il y avait des hip-hopeurs qui faisaient vibrer la barge, entravant grandement la justesse des hautbois, clarinettes, flûtes et autres bassons)

Agnew dirige cette version “de Paris” (qui finit bien) où l’on entend pourtant le fameux “J’ai perdu mon Euridice Rien n’égale mon malheur”. Bon. Il la retrouve, contrairement à d’autres versions du même Gluck. Opéra de douceur et de tourment, déjà romantique parfois, qu’Agnew dirige avec un mélange de tendresse et d’énergie qui est très juste, et les choeurs sont au diapason, parfaitement imprégnés des rôles qu’ils incarnent (l’arrivée aux Enfers d’Orphée, accueilli par la fureur des Spectres. Spectres qui seront peu après des Ombres heureuses, autre air fameux) - et les choeurs, dans les opéras, n’ont pas toujours cette souplesse, de s’adapter au groupe qu’ils incarnent.

Ana Vieira Leite, jolie voix, est une Euridice qui manque de projection, et un peu mololithique dans ses sentiments, qui relèvent plus de la colère que de l’amour. L’Amour -avec un grand A-, Julie Roset l’incarne de manière fraîche et charmante. Mais le triomphateur est Reinoud Van Mechelen, diction parfaite, à l’aise sur toute une tessiture qui est de ténor, de haute-contre , mais avec aussi des graves difficiles. Il met dans son Orphée une constante dignité, ponctuée de blessures douloureuses, sans le moindre excès, sans jamais sombrer dans le pathos, maintenant le chant dans un juste équilibre de sentiments qui est du grand art.

A l’issue, la promenade sous les pins parasols doucement éclairés par de subtiles lumières était si exquise qu’elle donnait envie de dormir à la belle étoile. Ce qui eût été une fatale erreur car l’orage grondait.

Festival “Dans les jardins de William Christie” les 29 et 30 août.

1) “Le violon de Rameau”. Oeuvres de Bordet, Jacques et Louis Aubert, Branche, Cupis de Camargo, Dauvergne, Exaudet et Rameau. Théotime Langlois de Swarte, violon. William Christie, clavecin et orgue positif. Eglise de Saint-Juire-Champgillon le 29 août.

2) “Orphée et Euridice” de Gluck (version de Paris): Reinoud Van Mechelen, Ana Vieira Leite, Julie Roset. Choeurs et orchestre des Arts Florissants, direction Paul Agnew. Miroir d’eau des Jardins, Thiré, le 30 août.

Et divers moments musicaux dans les “jardins de William Christie”

A l’occasion des Journées du Patrimoine les jardins de William Christie seront ouverts au public les 21 et 22 septembre. Notez-le.

Orphée avant la nuit © Julien Gazeau 






















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