Concerto pour trois pianistes (La Roque-d’Anthéron, samedi et dimanche)

Jodyline Gallavardin, Seong-Jin Cho. Christian Zacharias. Dans l’ordre. Impossible de les confondre!


Christian Zacharias  © Valentine Chauvin



C’était dimanche.

Il n’y avait qu’un concert le soir, celui de Zacharias. La Roque-d’Anthéron faisait dorer au soleil ses volets clos le long des rues désertes. Couleurs de façades et de persiennes de maître-glacier au milieu d’un silence simplement entravé par le vent. Je décidai de traverser la Durance, d’aborder un des premiers villages du Lubéron, Lourmarin. Cher à Camus, honoré par une rue, une impasse et tous ses livres à la maison de la Presse. Ce qui semblait indifférer à la foule compacte qui se pressait dans la rue principale et me faisait regretter d’avoir abandonné la paix de La Roque. Pour vivre heureux vivons au-delà. Lourmarin, c’est sûrement charmant le 5 janvier, moins le 18 août, qui plus est un dimanche. Même si, évidemment, en montant quelques rues, vous vous retrouvez tout seul devant un buisson de lauriers-roses ou de giroflées, là où l’on voit la marque des anciens remparts de ce minuscule village qui était comme beaucoup lié à son château. Dans la rue principale, théorie au contraire de boutiques et de cafés où des touristes contemplent des touristes du café d’en face avec un grand sourire, sans doute heureux de ne pas être seuls. Et ce n’est pas ce qu’ils auront vu qu’ils retiendront, mais d’avoir vu quelque chose. Pendant ce temps, à La Roque, les fontaines roucoulaient entre elles.

(Est-ce que les fontaines roucoulent? Ce sont des questions métaphysiques que l’on se pose durant les après-midi provençaux, à condition qu’il n’y ait personne)

Jodyline Gallavardin  © Valentine Chauvin

JODYLINE GALLAVARDIN

Belle pianiste qui reçut l’an dernier le prix du Syndicat de la Critique. Programme un peu étrange, très original mais cependant bizarrement construit. Cela commence par du russe mais pas Tchaïkovsky-Rachmaninov-Chostakovitch (les scies! On le dit avec respect pour ces trois génies) Mais Liapounov, par exemple, Sergueï de son prénom, dont même le programme semble ne pas le connaître, le confondant avec un mathématicien presque son contemporain. Un beau “Rêverie du soir” qui sonne comme du Chopin russe (la nostalgie des isbas l’été), un “Nocturne” moins bien (ce n’est pas la faute de Gallavardin) qui n’est vraiment pas du Chopin.

D’ailleurs, à chaque fois, on est dans le presque mais pas. La “Fantaisie opus 28” de Scriabine, qui est le basculement du Scriabine sous influence de Chopin au Scriabine “ésotérique”, Gallavardin ne sait comment la construire, nous montrant surtout qu’elle a une vraie main gauche. “Cinq préludes fragiles” d’Arthur Lourié, musique “constructiviste” où l’on est comme devant un tableau de Malévitch, et qui se terminent tous par une sorte de suspension -presque Satie.

Puis un étrange basculement de la Russie profonde à la Cerdagne: “Les muletiers devant le Christ de Llivia” qui sont presque espagnols, nous remémorant ces années où grâce à Jean-Joël Barbier ou Aldo Ciccolini on (re)découvrait Déodat de Séverac. Le talent de Gallavardin dans tout cela est évident, y trouvant des couleurs et un toucher. Mais cela culminera avec la version pour piano seul de “La Valse” de Ravel (qui, évidemment, n’est pas tout à fait une valse), d’une difficulté ébouriffante, et dont Gallavardin, loin d’en faire une démonstration, l’articule, la relance, faisant entendre des traits qu’on n’y entend pas forcément, les soulignant d’ailleurs, dans un tourbillon noirâtre de fantômes en robe du soir qui lui valent des applaudissements frénétiques. Peut-être d’abord à la virtuose. Mais, pour nous, bien au-delà, justifiant, simplement par cette “Valse”, son prix et sa réputation naissante.

Seong-Jin Cho © Valentine Chauvin

SEONG-JIN CHO

Le vainqueur du concours Chopin de Varsovie 2015, dans un programme dont on avait mal mesuré le gigantisme. Et, en bon Coréen, pas un sourire. Mais quel piano! Première partie: Ravel (Cho a été l’élève à Paris de Michel Béroff) Le “Menuet antique”, qui ne résonne pas comme une danse de cour mais comme quelque chose d’étrange où des Ménines fardées tentent quelques pas lugubres sur un sombre parquet espagnol. La “Sonatine”: pas forcément selon les canons ravéliens (dont il faut savoir se débarrasser sans les tordre) mais quel toucher! quel art des nuances! Dans un silence suspendu où le public n’ose même respirer, non plus les cigales, absentes, ou le mistral, qui faisait sa sieste du soir.

Montée en puissance: les “Valses nobles et sentimentales”, si difficiles, car on en fait trop souvent des morceaux dansants et sans construction. Cho s’y perd un peu, ce n’est ni noble ni sentimental, mais dans cette tristesse diffuse qui en fait parfois les soeurs de la grande “Valse”, ce qu’elles ne sont pas non plus. Point culminant: “Gaspard de la nuit”. Pas le “Scarbo”, trop démoniaque (même si confondant d’un point de vue pianistique), car, je l’ai dit trop souvent, Scarbo est un gnôme farceur et pas un démon. Mais l’art du “Gibet” où ce “si bémol” répété (sonnerie des cloches ou balancement d’un corps pendu) 128 fois dit-on (on n’a pas compté!), Cho le fait résonner justement quand cela grince, quand le piano, sous les autres doigts, dit autre chose. Et une “Ondine” enfin (le mouvement initial), éperdue, égarée, ne sachant si elle est fille des ondes ou de la terre, sublime d’étourdissement mouillé, d’un maître.

Seong-Jin Cho © Valentine Chauvin

La seconde partie est magnifique: un Liszt somptueux, toute la deuxième année des “Années de pélerinage” en une heure et sept parties: ouverture avec “Sposalizio” (les Noces), “Il penseroso” (Le penseur), “Canzonetta de Salvator Rosa” (chansonette napolitaine, Rosa étant napolitain, mais simplette comme la valse de Diabelli, évidemment pour en faire autre chose) Les trois “Sonnets de Pétrarque” (47, 104, 123), musique élégiaque où Bach et l’abbé Liszt semblent se tenir dans l’ombre derrière la douceur du piano. Et pour finir l’explosion de l’ “Après une lecture de Dante” (Liszt, à une page près, n’a probablement lu, de “La divine comédie”, que l’ “Enfer”), magistral par le son, la construction, l’énergie, la puissance du toucher, la rage. Sublime conclusion, et digne de l’exorde (comme disait l’autre, à peu près)

Triomphe. On ne sait si Seong-Jin Cho a réfléchi à toutes les implications culturelles et artistiques qu’un Liszt, comme tant d’autres de son siècle, a mises dans ces oeuvres-là. Mais peu importe. Car c’est par des moyens uniquement pianistiques qu’il en retrouve l’essence. Et c’est probablement aussi comme cela qu’une grande partie du public les reçoit.

Une esquisse de sourire vient enfin éclairer le visage concentré du jeune homme.

CHRISTIAN ZACHARIAS

Un maître reconnu.

Christian Zacharias  © Valentine Chauvin

Mais, là aussi, avec un programme très curieux. Sauf que c’est celui de quelqu’un qui a joué les plus grands maîtres et qui s’attache à construire quelque chose qui, intuitivement, lui ressemble. Là aussi avec deux parties qu’on peine à mettre en miroir. Sinon que c’est Zacharias qui les joue. Avec cette simplicité, ce refus très germanique du spectaculaire, qui donne à ces “6 Moments musicaux” de Schubert (qu’on entend trop souvent séparés, ou en bis) une tristesse diffuse où l’on progresse peu à peu dans une atmosphère entre passion et regret et où Zacharias lui-même semble chercher en même temps qu’il trouve. Il est vrai qu’il doit affronter un ennemi redoutable.

Mistral gagnant.

Des Schubert encadrés par deux sonates de Haydn, la 52 et la 58: le charme haydnien qui masque l’invention derrière la simplicité des thèmes, avec une économie de moyen parfaite que l’on comprend en voyant Zacharias concentré sur le médium du piano -le quittant à peine- et la découverte de cette “sonate 58” faite de pirouettes et de jeux sonores avec une forme de gaieté qui nous laissait, nous aussi, heureux.

La seconde partie était étonnante.

Le mistral s’étant calmé, dans une posture que Zacharias affectionne, réunir presque sans les séparer des pièces d’époques différentes qu’il a envie de confronter. Couperin et Poulenc. Cet art si français à deux siècles (et un peu plus) de distance, et Couperin au piano, avec d’abord ces “Moissonneurs” (heureux moissonneurs sous Louis XIV? Ce serait à voir!) et les “Mouvements perpétuels” de Poulenc, où l’on est en Touraine, sur les bords de Loire , dans la vieille chanson française magnifiée par le “moine et voyou” (son surnom)

Zacharias continue de nous entraîner dans cette confrontation avec des Poulenc, justement, fort peu connus, “Improvisation 13”, “Improvisation 15 (Hommage à Edith Piaf)” (mais, bizarrement, on n’a reconnu aucun des grands succès de Piaf), ou “Mélancolie”, vaste pièce qui traverse beaucoup d’états d’âme, très animée et virtuose, cela en miroir de Couperin (“Les charmes” ou les fameuses “Barricades mistérieuses”) et cela fonctionne. Moins bien avec une sonate de Scarlatti.

Christian Zacharias  © Valentine Chauvin

Il faut donc un Zacharias, d’humeur bien plus badine dans cette partie-là, pour nous rendre Poulenc. Et pour nous, qui trouvions la confrontation Couperin-Poulenc bien plus réussie que la confrontation Scarlatti-Poulenc, voici un bis qui nous laisse tous perplexe: est-ce Couperin ou Scarlatti?

Des accents à la Scarlatti mais quelques notes en apoggiature à la Couperin.

C’était Couperin. “Les tours de passe-passe”.

Zacharias en liberté.

(Et le mistral qui s’était tu. Il ne serait pas le bienvenu dans la Touraine de Poulenc)



Récital Jodyline Gallavardin: oeuvres de Liapounov, Scriabine, Lourié, Séverac et Ravel.

Récital Seong-Jin Cho: oeuvres de Ravel et Liszt.

Récital Christian Zacharias: oeuvres de Haydn, Schubert, Couperin, Domenico Scarlatti et Poulenc.




































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