La sonate des Adieux (sans Beethoven). La Roque-d’Anthéron, lundi et mardi.

Derniers feux: Jonathan Biss dans le programme qu’il avait donné à Meslay. Une jeune femme, Juliette Journaux. La conclusion du festival revenant au jeune maître qu’est Adam Laloum, toujours un air d’étudiant attendant un examen (d’agrégation au moins!) avec sa chemise blanche et son pantalon noir.



Adam Laloum  © Valentine Chauvin

Mais d’abord place à la pianiste Juliette Journaux qui prend place dans la série “Nouvelle génération 2024”, La Roque-d’Anthéron ayant toujours été, bien entendu, un tremplin à de futures carrières. Programme étrange réunissant Mahler et Schubert. Mahler, ah? Juliette Journaux est cheffe de chant, à Vienne en particulier, son attention à la voix justifie sans doute qu’elle ait transcrit pour le piano seul trois lieder de Mahler, un du “Cor merveilleux de l’enfant”, deux des “Rückert Lieder” dont le fameux et bouleversant “Ich bin der Welt abhanden gekommen” (“Je me suis détaché du monde”)

Que j’ai eu du mal à reconnaître. Encore moins les deux autres, dans ces versions minimalistes dont je me demandais un peu ce qu’elles apportaient à Mahler. Mais certains ont aimé cette austérité…

Dans la foulée Journaux en profitait pour transcrire trois Schubert, “Im Frühling” (Au printemps), “Nachtstück” et “Wandrers Nachtlied” (Chant nocturne du voyageur), ce dernier très elliptique, les deux autres simples, directs, comme le “In der Ferne” du “Chant du cygne” , dû on ne sait à qui. Journiaux est très bien quand elle joue net, dans une forme simple. Elle joue aussi (car il faut bien montrer qu’on est pianiste à part entière) les “Trois Klavierstücke” D. 946, qui composent en fait comme une sonate supplémentaire. Je n’ai pas été convaincu. Il y a des accélérations hors de propos, des changements de rythme étranges, une main gauche trop présente. Cela manque d’émotion. Journaux redevient excellente dans un bis qui ressemble à un Schubert transcrit par Liszt (cela n’eût-il pas été plus simple?) mais qui est de Richard Strauss.

Adam Laloum  © Valentine Chauvin

L’élégant Jonathan Biss revenait dans le soir pour donner le même programme qu’à Meslay en juin: les deux dernières sonates de Schubert. Mais elles sonnaient bien différentes, même si avec une égale poésie. Le son de Meslay -étouffé, en vase clos- lui imposait une lecture tenue, contrôlée. Avec le même sens de l’épure, la même élégante rigueur, la “Sonate D. 959”, sous les arbres, sonne emportée, puissante, ardente, coléreuse même. Comme si la perspective de la mort prochaine provoquait chez l’homme doux et timide une révolte justifiée. Quand la dernière sonate (où Biss est un peu moins à l’aise, les doigts se cherchent parfois), elle est celle de la résignation, d’une beauté simple et nue.

Biss est un de ces Américains humanistes (sa ville est Philadelphie, le berceau de la démocratie américaine) dont on se demande s’ils ne sont pas en train de disparaître, leur voix couvertes par les brailleries des réseaux sociaux, les outrances des extrémismes. Son Schubert est une musique de haute civilisation, venu d’un temps où, dans une Europe encore soumise à l’absolutisme, l’art était le refuge de la dignité. Mais aujourd’hui où ce n’est plus l’Europe mais le monde qui vient écouter (et jouer) Schubert, la mission et la transmission de l’artiste n’ont guère changé, sont même plus que jamais essentielles.

Un plus jeune artiste venait nous offrir la soirée de clôture. Il avait le trac. Est-ce un sentiment habituel chez lui ou l’enjeu d’avoir à inscrire non un point final mais un point de suspension au plus merveilleux festival de piano du monde? Adam Laloum jouait ses chers Schubert et Schumann.

Adam Laloum  © Valentine Chauvin

Schubert, Schumann, Brahms, Mozart. Il en joue d’autres , depuis ces quelque 15 ans qu’il s’exprime parmi nous. Mais avec un retour constant à ceux-là, qui étaient aussi la nourriture principal d’une Clara Haskil, dont il décrocha le premier prix au concours qui porte son nom. D’aucuns (un Geoffroy Couteaux peut-être, excellent brahmsien lui-même, qui venait écouter Laloum en nous confiant tout le respect qu’il avait pour lui) considèrent que Laloum est le meilleur aujourd’hui: de sa génération? Des Français? C’est quoi, une génération? Il y a aujourd’hui des jeunes artistes qui pourraient donner des leçons à leurs professeurs. Cela a toujours été ainsi? Oui, mais cela ne se disait pas…

Schubert et Schumann. Oui mais Schumann en fait. Chaque Schumann, de grande envergure, est introduit par un Schubert, la 6e puis la 7e sonate: oeuvres d’un garçon de 20 ans, où l’on sent déjà, dans la 6e, les traces métaphysiques du “Wanderer” (le voyageur) mais surtout d’un Haydn et, au détour d’une mélancolie, d’un Mozart. La 7e, elle, rend ce qu’elle lui doit à Beethoven. Chez le jeune Schubert (on l’avait aussi remarqué dans les Quatuors), les idées sont ravissantes mais on ne s’attarde pas. D’où le sentiment d’inachevé peut-être qui a longtemps collé au corpus, par exemple, des sonates.

Les “Kreisleriana” de Schumann. Huit pièces où Eusebius et Florestan se succèdent comme, sur une horloge astronomique, se succèdent les figures d’ange et de démon. Eusebius, le poète sensible, Florestan, le romantique agité. Schumann, le Gémeaux, utilisant, pour faire cet autoportrait chaotique et sublime, le personnage d’Hoffmann (l’écrivain des “Contes”), Kreisler, musicien “étrange, emporté, spirituel” au “désir sauvage, dément”. Pièces heureuses (façon fête de village ou cantilène) ou angoissées (quand la chevauchée de chasse semble conduite par le diable), trop souvent réduites, tant l’humeur en change au détour d’une page, à une succession de morceaux en miroir. Mais voyez Laloum: par une sorte de miracle, une respiration suffisante pour qu’on l’entende mais que le geste du pianiste accompagne et souligne à peine, Eusebius naît de Florestan et Florestan d’Eusebius et la demi-heure coule ainsi, qui contient Schumann entièrement en Janus du romantisme. Ne demandez pas comment Laloum y parvient. Par une sûreté de moyens imparable et par une intelligence et une sensibilité qui ont longtemps réfléchi à cette musique.

Adam Laloum  © Valentine Chauvin

Les “Novelettes”, c’est encore moins joué. Huit pièces aussi, “de longues histoires excentriques, mais d’un seul tenant” On ne doit pas s’appesantir, on est dans l’énergie, souvent rêveuse bien sûr. Le cycle est rarement donné complet, il dure près d’une heure, Llaoum l’avale avec une poésie intense, ne cherchant même pas à faire ressentir cette confusion schumanienne qui, pour l’instant (on n’est guère qu’en 1838, le compositeur a 28, il est toujours dévoué à Clara), s’incarne dans des éclats d’humeur qui sont presque le résumé de toutes les oeuvres précédentes, cet “opus 21” étant presque à la fin de tout le corpus pour piano.

J’ai donné des titres à ces “Novelettes” pour me (vous) fixer les idées:

1) Chevauchée lente, avec sous-bois.

2) Torrent qui s’écoule, joyeux ou furieux, vers le Rhin (avec passage dans les sous-bois)

3) Lièvres sautillants, affolés par des chasseurs. Triomphe des chasseurs.

4) Dépit des chasseurs. Recherche infructueuse dans une forêt sombre. Ils s’égarent à la nuit tombée.

5) Ronde des femmes dans les prairies protégées des loups. Retour des hommes portant les peaux.

6) Noces d’un vieux noble veuf et de sa servante enceinte dont il adoptera l’enfant. Les villageois leur chantent un hymne forestier.

7) Proclamation d’une heureuse nouvelle avec bannières déployées et défilé des jeunes filles couronnées de pampre.

8) Réunion des animaux de la forêt dans une clairière sacrée sous la protection des fées. Discours du Roi-Cerf et sommeil de la nuit.

Le jeune homme donne un bis. Les séquoias murmurent. Il va être temps de se quitter, temps, pour le village, de retrouver sa paix des heures chaudes. Même les cigales se sont tues. Elles en ont peut-être assez de tout ce piano.

Les cigales de Provence rêvent d’oratorios.



Festival de piano de La Roque-d’Anthéron:

Juliette Journaux: oeuvres de Mahler et Schubert. 19 août, 18 heures.

Jonathan Biss: oeuvres de Schubert. 19 août, 21 heures.

Adam Laloum: oeuvres de Schubert et Schumann. 20 août, 19 heures.





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