Fauré for ever (bis). La Roque d’Anthéron, vendredi.

Journée Fauré. Deux vedettes, Lucas Debargue et Renaud Capuçon. Risque d’orage, encore, le soir, mais l’esprit fauréen a retenu les nuages de fondre sur nous. Gradins pleins et pari réussi des artistes: convertir tant de mélomanes à la beauté de l’immense musicien.

Renaud Capuçon et ses camarades  © Valentine Chauvin



Mais d’abord retour en arrière sur mon titre d’hier, “Qui va sano, etc.” . Vieux proverbe italien: “Chi va piano va sano. Chi va sanon va lontano” Soit: qui va doucement va sainement. Qui va sainement va loin. Cela concernait sans doute les pélerins de Saint-Jacques-de Compostelle ou d’Assise. Mais, on n’y pense peut-être pas toujours, notre piano en dérive, de cet italien dont le vocabulaire est si présent en musique. Le piano: c’est une apocope. Mot tronqué dont on garde le début, “cinéma (tographe), auto (mobile), vélo (cypède)”. Contrairement à l’aphérèse où l’on garde la fin, “auto (bus)”. “Piano” donc, de l’italien “pianoforte”, soient “doux et fort”, étonnant instrument qui pouvait gronder (dans les graves) ou velouter (dans les aigus) sans presque l’aide de l’homme. Nos voisins italiens continuent de dire “pianoforte”, réservant à notre pianoforte à nous le terme “fortepiano”.

J’y pensais en écoutant hier matin la passionnante leçon de Lucas Debargue concernant le piano fauréen. “Leçon”, est-ce le terme? Lui-même ne savait pas trop comment définir cette rencontre où s’éclairait devant une salle pleine qui faisait confiance (et qui avait bien raison), sans trop savoir toujours ce qu’il y avait derrière ce nom de Fauré, une oeuvre fascinante que Debargue, d’une autre manière que ce que j’avais entendu lors de la présentation de son album (chronique du 28 avril), éclaire magistralement, influences à l’appui, marques de l’évolution fauréenne, sur ce piano qui l’a conquis, un prototype de Stephen Paulello de 102 touches (“évidemment je n’utilise que les 88 touches traditionnelles pour lesquelles Fauré a composé”) et qui résonnait d’ailleurs beaucoup mieux (clarté, netteté de la phrase) que le soir même dans l’immense parc de Florans où pourtant les cigales se taisaient.

Lucas Debargue  © Valentine Chauvin

L’introduction à ce piano fauréen qui a rythmé la longue vie du compositeur, de la “1e Romance sans Paroles opus 17 ” au “13e Nocturne opus 119”, d’une ravissante mélodie un peu mondaine à une musique silencieuse et concentrée; mais 79 ans de vie, cela compte dans la balance; et des évolutions musicales et artistiques incroyables pour un homme né sous Louis-Philippe, avec Chopin et Rossini en rois de Paris, et mort quand Schönberg, Stravinsky, le cubisme, le dadaïsme, avaient déjà révolutionné les arts. Et Fauré, contrairement à un Saint-Saëns obstiné, écoutait ou regardait jusqu’à la fin, avec une curiosité constante, quitte à ne pas aimer, mais avec au moins un argumentaire.

Les influences du début, Chopin évidemment, mais Liszt (pas si bien vu à l’époque, et devant qui, pourtant, le jeune Fauré avait joué sa “Ballade”) et, plus inattendu, Mendelssohn. Debargue nous le fait entendre en resserrant encore les exemples des modèles et ce que Fauré en a construit. Avec une science de l’improvisation, une aisance digitale confondante, qui manquaient au début de nous égarer quand on l’entendit parler de “7e diminuée” ou de “styles modaux”. Mais à chaque fois l’illustration venait, éclairante, limpide, montrant la richesse fauréenne, cet art, dans un cadre classique, de pousser les choses là où on ne les attend pas, qui fait, si l’on y prend plus ou moins garde, la sagesse puis l’étrangeté fauréenne, jusqu’aux limites de la fin, et cette forme de surdité dont on ne saura jamais comment elle influa sur sa propre écoute, le retour à Bach, la recherche de l’épure, le poids de la guerre, l’inspiration marine, ces deux-là traités, nous dit Debargue citant Jankélévitch, le philosophe-musicien, comme une eau, comme une douleur métaphysique, contrairement au traitement, de l’eau par exemple, debussyste, où l’on voit, derrière la “Cathédrale engloutie”, une “Cathédrale de Rouen” de Monet hantée par une brume aqueuse.

Guillaume Bellom. Derrière lui Anna Agafia Egholm   © Valentine Chauvin

(Ravel, lui, cherchant l’entre-deux littéraire où l’ “Ondine” ne plonge dans les profondeurs de l’inconscient que pour en ressortir sous forme de poème)

Public conquis et un Debargue dont on sait qu’il aurait pu continuer, en multipliant les références, très longtemps, avec la même fougue érudite. Lui-même fasciné, de plus en plus, par cette musique (il me l’a dit) mais aussi (et au jeu du “je préfère”, j’étais plutôt de cet avis-là) par les oeuvres de chambre où, bizarrement, je songeais le soir même à Brahms en écoutant la “nuit Fauré” et d’abord le “Trio”. 121 opus pour Fauré, 122 pour Brahms. Retour pour les deux dans les dernières années à la douloureuse nostalgie, douloureuse mais apaisée, des partitions intimes. Le “Trio” de Fauré, c’est l’opus 120 et l’ultime 121, ce sera l’unique “Quatuor à cordes”. L’opus 119, le “13e Nocturne”. Et tant d’oeuvres de Fauré seront consacrées, sur la fin de sa vie, à ces partitions qui demandent une écoute si singulière: comme trois musiciens devant tant de public, sous les grands arbres, étrange rencontre.

Paul Zientara, Anna Agafia Egholm, Stéphanie Huang   © Valentine Chauvin

Un “Trio” où peut se reposer la question de la surdité, à entendre Renaud Capuçon et la jeune violoncelliste Stéphanie Huang se chercher un peu pour s’harmoniser. Un trio c’est souvent le piano face aux deux autres cordes. Et quand il y a du génie, les trois instruments se fondent ou se répondent mais reviennent toujours à cet équilibre-là. Le “Trio” de Fauré, c’est la beauté d’un crépuscule, avec, dans le mouvement lent, cette manière typiquement fauréenne de gravir, pour le violon surtout, vers une sorte de “plateau sonore”, comme une montée en direction de la sagesse, avant de s’apaiser. Quel inconfort et quelle merveille!

Le “1er Quintette avec piano opus 89” sera dans cette veine, mais plus fougueuse, avec cette manière fauréenne d’imposer des thèmes ravissants qui finissent dans la folie furieuse, d’énergie, de violence même. Et ni Debargue ni Capuçon ne sont des tièdes (à ma connaissance ils se découvraient un peu), entraînant (ça, c’est du Capuçon chef de meute!) de jeunes musiciens, mademoiselle Huang, mademoiselle Egholm, jeune blonde violoniste danoise, monsieur Zientara, discret altiste déjà remarqué (able). Et d’ailleurs quand Huang, Egholm, Zientara, seront rejoints par l’excellent Guillaume Bellom (que Capuçon a adoubé déjà depuis pas mal de temps, et à juste titre), le “1er quatuor avec piano”, juvénile, y trouve une richesse sonore digne des deux absents, Debargue et Capuçon. Chef-d’oeuvre que l’oeuvre la plus “facile” du corpus de chambre fauréen, avec ce bondissant scherzo où l’on est chez Renoir, dans les guinguettes du bord de Seine.

Et le “2e quatuor avec piano” (qui ouvre, nous dit Debargue, la 2e période fauréenne qu’on va appeler “la maturité”), retrouvant Capuçon à la place d’Egholm, à l’exception près d’un Bellom trop brutal dans l’étonnant et inconfortable scherzo, se termine de manière si fauréenne sur un finale à la mélodie apparemment si simple, si calme, si dépouillée (“Bords de Seine, petite marche, temps clair”) pour finir dans la violence d’un orage à bourrasques où les quatre interprètes sur scène semblent six. D’ailleurs les deux autres, Debargue et Egholm seront évidemment des saluts, avec autour de moi beaucoup de pourtant mélomanes qui semblaient découvrir Fauré, pas du tout comme ils l’imaginaient, et tellement stupéfaits qu’ils en auraient bien demandé encore.

Souhaitons qu’ils en aient l’occasion d’ici au 4 novembre, date du centenaire de la mort du compositeur. Et qu’ils en aient désormais davantage l’occasion dans les années à venir.

Fauré for ever. Et à foison.



La Roque-d’Anthéron le 16 août: 1) Concert commenté sur Gabriel Fauré par Lucas Debargue. 2) “Nuit Fauré”: Trio avec piano opus 120. Quintette avec piano n° 1 opus 89. Quatuors avec piano n° 1 opus 15 et 2 opus 45. Lucas Debargue et Guillaume Bellom (pianos), Renaud Capuçon et Anna Agafia Egholm (violons), Paul Zientara (alto), Stéphanie Huang (violoncelle)

Lucas Debargue  © Valentine Chauvin


























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