Don Quichotte et les chevaux de bois
C’est la nouvelle production de l’Opéra de Paris: le dernier ouvrage de Jules Massenet, “Don Quichotte”. Une belle production bien chantée, dans une mise en scène intéressante quoique parfois inaboutie: cette “comédie héroïque” (selon le titre donné par Massenet) mérite d’être vue.
On l’avait vu d’ailleurs, cet opéra, il y a plus de vingt ans, dans une mise en scène plus oubliable de Gilbert Deflo et qui était un des derniers rôles de José Van Dam. On ne sait même plus qui en étaient les partenaires. Massenet écrivit ce “Don Quichotte” pour une légende du chant de ce temps-là, le Russe Chaliapine. Il devinait peut-être aussi que ce serait son dernier ouvrage. Le personnage du “chevalier à la triste figure” (selon la traduction de Cervantes admise par tous) ou “Chevalier de la Longue Figure” selon un certain Jacques Le Lorrain, auteur d’une pièce dont Massenet (et son librettiste Henri Cain) s’est inspiré vit ici ses derniers instants, épuisé, malade, mais qu’illumine encore le souvenir (ou la présence réelle, on ne sait trop) de la belle Dulcinée.
Une Dulcinée entourée de ses amoureux, dont on ignore si elle est toujours vivante ou dans le souvenir troublé de Quichotte; mais de toute façon demeurée éternellement jeune, pétulante, coquette, séductrice, trainant les coeurs et la foule après soi -ses quatre soupirants sont toujours ensemble, Pedro, Garcias, Juan et Rodriguez, Pedro et Garcias incarnés, selon l’écriture de Massenet (non, ce n’est pas une fantaisie de Damiano Michieletto, le metteur en scène) par deux sopranos, ici Emy Gazeilles et Marine Chagnon, qui chantent en quatuor quasi constamment avec les deux ténors, Samy Camps (Rodriguez) et Nicholas Jones (Juan), et tous quatre font très bien ce qu’ils ont à faire…
Michieletto, profitant de l’amplitude de la scène de l’Opéra-Bastille, situe l’histoire dans l’appartement (moderne) de Don Quichotte, celui-ci grattant sur des feuilles volantes ce qu’on suppose être ses mémoires. Mais voici (belle idée) que surgissent comme des ombres diaboliques les quatre Espagnols, sortant d’une armoire, de la bibliothèque, d’un (grand) tiroir, suivis par Dulcinée, mais là les portes s’ouvrent. Passage constant du dehors au dedans, Don Quichotte vieux fou moqué quand il sort dans la rue, incertain quand il essaie chez lui de mettre en ordre des souvenirs dont on sait qu’ils sont eux aussi souvent imaginés. Ce n’est pas toujours très clair, Michieletto s’amuse à de belles images en se fichant un peu de la fluidité de l’histoire -les chevaux de bois d’un manège par exemple, rappel de la vieille jument Rossinante, et sur l’un d’eux Dulcinée s’élève dans les airs; ou ces personnages de suie, danseuses et danseurs gitans, images de l’Espagne éternelle mais s’incarnant telles des silhouettes mauvaises d’on ne sait quel cauchemar où ils se transforment parfois en nuées d’insectes ou d’oiseaux méchants.
Au contraire ce qui a l’apparence du nerf de l’intrigue -ce collier dérobé par des brigands que Dulcinée demande à Don Quichotte de récupérer pour elles- est traité d’un revers de main: “Don Quichotte est fait prisonnier, nous dit le résumé. Mais le courage, la dignité et la bonté du Chevalier impressionnent les voleurs qui lui rendent la liberté et le collier” Michieletto expédie cela avec une désinvolture qui semble nous dire :”On est chez les Bisounours (ce qui n’est pas faux) Oublions cela”.
Or c’est parce qu’elle est impressionnée par ce qu’il vient de faire pour elle que Dulcinée prend en pitié (et en tendresse) Quichotte dont tous se moquent. “Peut-être est-il fou mais c’est un fou sublime”. Et cela provoque le dernier malentendu qui va précipiter le désespoir du chevalier, son agonie, sa mort, expédiée par Massenet avec un sens de l’économie très bienvenue. Rien des trépas spectaculaires des héros verdiens, Quichotte s’éteint dans un souffle, au désespoir de Sancho qui n’est pas non plus le valet rondouillard qu’on attend, mais une sorte de protecteur digne (son air “Oh! mon maître, oh! mon grand” est d’une grande beauté) veillant jusqu’au bout le chevalier comme si c’était son enfant.
Musique curieuse, très Massenet mais pas vraiment. Pas de grands airs qu’on mémorise, sinon chez Dulcinée qui chante souvent les regrets de l’amour (“Lorsque le temps d’amour a fui”): Gaëlle Arquez, qui tient les graves du rôle, en fait une charmante coquette, plus attentive et moins fière que Carmen (qu’elle a chantée il n’y a pas si longtemps) C’est d’ailleurs la voix de Dulcinée que Quichotte entendra avant de s’éteindre. Mais il y a parfois dans cette musique des surprises -phrases musicales qui ne retombent pas “sur leurs pieds”, esquisses de “parler-chanter” (qu’on soit dans le “sprechgesang” serait tout de même trop dire), tentatives de casser ce rythme un peu lourd de vers parfois de mirlitons imposés à l’opéra français (on recommande le “Ô toi dont les bras nus sont plus frais que la mousse”) depuis, facilement, Gounod, et même avant. On est en 1910, 26 ans après “Manon”, 18 ans après “Werther”. Ravel, Debussy, sont déjà grands, Mahler va bientôt mourir, Stravinsky est debout; et Massenet a tout de même des oreilles. Mais on n’aura jamais l’opéra suivant qui nous permettrait de savoir où il aurait été ou s’il aurait été ailleurs.
Damiano Michieletto s’amuse beaucoup plus (c’est un axe de mise en scène, même si ce n’est pas toujours très lisible) aux scènes de foule -choeur qui descend la rue dans un très joli mouvement chorégraphié (par Thomas Wilhelm) à la Pina Bausch-, noyant d’ailleurs souvent Quichotte au milieu de groupes qui le ballottent, le bousculent, le piétinent presque. On n’a toujours pas compris en revanche pourquoi les “quatre Espagnols” portaient des vestes de collégiens anglais de la “haute”; mais cela n’a guère d’importance. Au milieu de ce tumulte Christian Van Horn -qu’on avait découvert en Méphisto (du “Faust” de Gounod)- montre une grande élégance, avec la voix du rôle même s’il n’a pas tout à fait -et comment faire?- la tessiture de Chaliapine. Mais il est parfois éclipsé (l’oeuvre veut cela) par le Sancho d’Etienne Dupuis, magnifique dans la tendresse et la puissance -son grand air, “Ce qui m’enchante en notre beau métier” résonne drôlement à l’heure de Me-Too, qui finit par “Nous sommes les souris de ces êtres félins/ L’homme est une victime et les maris des saints”. Silence total du public. Impressionné?
Comme Don Juan et Sganarelle, Massenet s’est amusé à donner une tessiture vraiment voisine à Quichotte et Sancho au point que certaines phrases de l’un sont prolongées par l’autre. Bon travail des choeurs préparés par leur chef Ching-Lien Wu. Mais, cerise sur le gâteau, officie à la baguette un Patrick Fournillier, stéphanois comme Massenet, initiateur du festival Massenet qui fit le prestige de leur ville natale pendant 25 ans, galvanisant aujourd’hui l’orchestre de l’Opéra avec une énergie et une fougue qui redonne toutes ses couleurs à ce testament de deux hommes, le mot de la fin étant pour Sancho: “Ô mon maître adoré”
On eût aimé peut-être que le “maître adoré” s’envolât sur un cheval de bois pour son dernier voyage.
“Don Quichotte” de Massenet, mise en scène de Damiano Michieletto, direction musicale de Patrick Fournillier. Opéra-Bastille, Paris, jusqu’au 11 juin.
A partir du 1er juin Christian Van Horn sera remplacé en Quichotte par Gabor Bretz.