Siècles d’or (et Renaud Capuçon)

Un concert qui, sur le papier, paraissait assez peu “grand public” mais qui, grâce à des musiciens galvanisés par François-Xavier Roth et une brochette de solistes impliqués, s’est transformé en beau succès. Nante, Berg, Schönberg étaient au programme.

François-Xavier Roth, Alex Nante, Jodie Devos et l’orchestre © Jean-Philippe Raibaud



Nante, quésaco? Un jeune compositeur argentin de 32 ans, fluet et brun, timide, portant des lunettes d’intellectuel, lauréat du prix Pisar, premier du nom, créé par Judith Pisar. Cell-ci, veuve du célèbre avocat et rescapé des camps Samuel Pisar, est aussi la mère d’Anthony Blinken, le secrétaire d’Etat (ministre des Affaires Etrangères) de Joe Biden. Le monde est petit.

C’était donc la création d’un cycle de mélodies d’Alex Nante, qui fut auparavant en résidence à la Julliard School, qui fut aussi élève du Conservatoire de Paris mais encore de l’Université Nationale des Arts d’Argentine (dont on ignore si le président Milei ne va pas la saborder). Nante a cependant toujours développé une passion pour la musique américaine (du Nord) et particulièrement pour Charles Ives, décidant donc d’écrire un cycle de mélodies (“ A Subtil Chain -Five songs after Ralph Waldo Emerson”) sur des textes de ce poète et philosophe dont l’oeuvre n’est pas forcément évidente, mais qu’admirait Ives, justement, partageant avec Emerson le rêve d’une fusion de l’homme avec la nature, tous deux parlant de “conscience cosmique” -même s’ils avaient peu de chance de se rencontrer, Ives ayant 8 ans à la mort d’Emerson.

Mais sans rien savoir du projet d’Alex Nante, on se doutait qu’il était influencé par la musique nord-américaine, dans cette propension brillante à faire résonner les groupes instrumentaux, à se dégager d’une certaine tendance minimaliste qui eut longtemps cours en Europe. L’orchestre sonne largement, avec un goût revendiqué pour les cuivres et les percussions (vibraphone et glockenspiel compris), aussi pour les cordes graves (violoncelles et contrebasses): on pense à Barber ou Copland, en plus “intellectuel”, la voix de la soprano surmontant vaillamment une masse orchestrale qui fait d’elle un instrument parmi d’autres. Et il faut à Jodie Devos (robe noire et jolie bibi gris) toutes ses ressources pour aller chercher des aigus parfois difficiles -est-ce là ce que Roth nous exprime comme, “souffrante, elle a tenu à assurer la création de l’oeuvre”? En tout cas Devos, avec vaillance, assure les longues phrases sinueuses de textes dont les titres nous disent bien la philosophie d’Emerson: “Brahma / Music I / Music II / Nature / Hymn, The Bell”

L’émotion d’un compositeur © Jean-Philippe Raibaud

Roth qui se transforme en conférencier fort intéressant, ma foi, pour nous raconter ensuite le dodécaphonisme, avec ce “Concerto de chambre pour piano, violon et 13 vents” qui nous a toujours paru un peu long. Ce sera encore le cas malgré l’excellence des musiciens. Berg voulait faire une oeuvre “au ton léger”, ludique serait plus juste, pour les 50 ans de Schönberg (et donc aujourd’hui pour les 100 ans de l’oeuvre puisqu’on fêtera les 150 ans de Schönberg en septembre -vous suivez?)

Composition sur 3 -Berg, Schönberg, Webern, le trio du dodécaphonisme. Jeu aussi sur la lettre A -la note “la” en pays anglo-saxon- car trois prénoms en A, Arnold S., Alban B., Anton W. Arnold confié au piano, Anton au violon, Alban se réservant non les 13 vents mais seulement le cor.

Et trois mouvements: un “Thème et variations” initial, d’abord aux vents, puis piano et vents, puis violon et vents. Un “Adagio” pour violon et piano. Et enfin un Final avec tout le monde. Pierre Boulez, qui, pourtant, aimait beaucoup l’oeuvre, disait avec ironie: “Dans le premier mouvement, pour piano et vents, on entend très bien le piano mais pas du tout les vents. Dans le deuxième pour violon et vents, on entend merveilleusement les vents mais pas du tout le violon. Dans le troisième pour piano, violon et vents, on ne sait pas ce qu’il faut entendre”

Renaud Capuçon © Simon Fowler

En scène, à jardin, le violoniste, Renaud Capuçon, qui cache un peu le pianiste, Jean-Efflam Bavouzet. A cour, le groupe des 13 vents. François-Xavier Roth au milieu, qui contrôle. Moments de grâce. Souveraine coordination des vents qui se répondent comme les 13 desserts provençaux (je ne sais si la comparaison vaut quelque chose), un Bavouzet déchaîné, excellent musicien et surtout “dans le style”. Puis Capuçon qui a attendu l’arme au pied (le violon à bout de bras) avant d’entrer sur la pointe des pieds justement -et c’est vrai, Boulez a raison, le violon est discret, Capuçon l’accepte (discret mais avec des couleurs de forêt superbes) car c’est ainsi que Berg a écrit sa partie. Dans le troisième mouvement, rassurez-vous, le violon reprend toutes ses couleurs.

(Mouvement: ça sautille, ça s’amuse - à la manière de Berg. Le violon est dans la lenteur, la timidité lyrique; le piano dans la fougue, l’énergie, le virtuose. Plus loin: le piano roule des pierres, le violon se défend, descend toutes les marches de la gamme . L’esprit viennois mais en dansant la valse à l’envers ou en chantant les pieds au mur) Une complicité qui naît entre Capuçon et Bavouzet? On le souhaite pour eux deux. C’est beau ce qu’ils font, dans un respect mutuel, à quoi François-Xavier Roth veille avec soin)

Schönberg après l’entracte. Le “Pelléas et Mélisande” et Roth encore plus conteur -c’est agréable. C’est la pièce de Maeterlinck, dix ans plus tôt, qui déclenche à travers toute l’Europe la passion pour l’histoire triste de ces jeunes amoureux dans le vide troublant de ce royaume décrépit et lugubre, menacé par la mer. L’opéra de Debussy a gravé l’histoire dans nos mémoires mais sans reléguer d’autres tentatives, symphoniques, elles, celle de Fauré semblant la plus proche de l’atmsphère de Maeterlinck. Sibelius, lui, fit vraiment un poème symphonique, illustrant l’histoire en neuf tableaux évocateurs… qui sont du pur Sibelius. Il est d’ailleurs étonnant que la pièce, créée en 1893, vît aboutir à la même époque, entre 1902 et 1905, les quatre illustrations musicales du jeune homme fasciné par la jeune femme à la longue chevelure.

Jean-Efflam Bavouzet © Paul Mitchell

Mais l’énorme composition de Schönberg est assez étonnante face à Debussy, Fauré, Sibelius. C’est Richard Strauss, dont Schönberg admirait les poèmes symphoniques, qui souffla l’idée à celui-ci de s’intéresser à la pièce. Schönberg pensa à un opéra puis reprit le principe, plutôt, de la “symphonie poétique”. Orchestre fort imposant, durée ample (45 minutes) où l’orchestre des Siècles montre sa cohésion, sa puissance expressive, que la direction fougueuse et enthousiaste de François-Xavier Roth parvient à maintenir sans risque d’épuisement. Car c’est un peu le paradoxe. Cette oeuvre sans vrai programme se déroule par vagues successives -celles qui battent au pied du château d’Allemonde- avec parfois des moments non de pause mais de reflux. Au début la même tristesse diffuse que chez Debussy est incarné par les éclats et les soupirs d’un grand orchestre teinté de brume, avec des progressions wagnériennes ou parfois… scriabiniennes. Une valse surgit soudain, un spectre de valse. Et les vagues reviennent frapper la falaise dans un déluge de cuivres graves et de percussions. La fin, plus apaisée, sera sombre et âpre. Beau morceau qui se rattache à un expressionnisme musical straussien mais sans les thèmes frappants de celui-ci qui donnent une identité sonore à ‘Till Eulenspiegel”, à “Mort et Transfiguration”, à “Zarathoustra”. Le “Pelléas et Mélisande” de Schönberg, malgré les efforts remarquables de Roth qui réussit à relancer sans cesse le discours musical, s’épuise un peu dans une recherche de couleurs et de sons qui masque la répétition de mêmes effets. Comme exactement la contemplation des vagues où la blancheur de l’écume et le gonflement de l’eau finissent par engendrer ou la monotonie ou une sorte de fascination hypnotique.

Mais Roth et ses musiciens, eux, étaient bien éveillés.





Orchestre “Les Siècles”, direction François-Xavier Roth: Alex Nante (A subtil Chain -Five songs after Ralph Waldo Emerson avec Jodie Devos, soprano) Alban Berg (Concerto de chambre pour piano, violon et 13 vents, avec Jean-Efflam Bavouzet, piano et Renaud Capuçon, violon) Arnold Schönberg (Pelléas et Mélisande, opus 5) Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 30 avril.





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