Avec Lucas Debargue un Fauré for ever

On pardonnera aisément ce jeu de mots mais la firme Sony, internationale s’il en est, titre l’album “Complete music for solo piano” du plus français des compositeurs. Album admirable d’un de nos plus grands pianistes. Et qui va compter longtemps.


© Dovile Sermokas




Nul n’est prophète en son pays. Maxime qui s’applique si bien à la France, et à Fauré évidemment. Il y a quelques semaines déjà Lucas Debargue, présentant son album à la salle Cortot à Paris, se gardait d’un “vrai” concert au profit d’une démonstration, aussi pédagogique que profondément musicienne, des influences de Fauré, surtout auprès des grands romantiques, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Schumann, non d’ailleurs pour le rattacher particulièrement à une tradition hors hexagone puisque l’école française de cette époque-là, dominée par Berlioz, n’avait, elle, aucun grand compositeur pour le piano.

C’était un axe, qui a sans doute articulé aussi le travail magnifique que nous offre Debargue, sans doute le meilleur de sa génération aujourd’hui avec Kantorow -comme par hasard l’autre lauréat du concours Tchaïkowsky de Moscou. Ces deux-là, je le dis au passage, feront (enfin?) expérience commune au prochain “Pianopolis” d’Angers le 12 mai prochain. Mais des axes, pour en revenir à Debargue, il y aurait pu en avoir d’autres. Sauf que la découverte, sinon davantage encore l’apprivoisement, de la musique de Fauré n’est pas pour les pianistes -et les jeunes pianistes- une évidence. Trop secrète, trop insaisissable, trop… plein de choses. Et même pour les plus anciens. Qui joue Fauré chez nous? Jean-Claude Pennetier, Jean-Philippe Collard, plus lointainement Eric Heidsieck. Messieurs plus tout jeunes. Et dans la génération, qui, par exemple, a redécouvert Saint-Saëns, redevenu l’auteur français à la mode? Eh! bien Debargue, justement… Et c’est tout.

© Tim Cavadini

Debargue, avec la prodigieuse intelligence, la prodigieuse culture qui le caractérise (et qui, sans doute, dans le milieu, pourrait agacer) et qui le poussa soudain, ayant découvert deux ou trois Fauré et intrigué par d’autres “qu’il ne comprenait pas” (9 des 13 Barcarolles tout de même!), à s’y plonger, et à se plonger dans le reste à l’époque de ce confinement qui eut donc sur certains quelques vertus… “Un de mes plus chers plaisirs musicaux: les longues séances de déchiffrage” On y ajoutera la lecture, l’inépuisable Debargue passionné de littérature, de sciences, de philosophie, de théologie sans doute. Et pour découvrir ce petit détail mais qui nous éclaire beaucoup: selon son fils Philippe “Fauré aurait préféré ne pas donner de titres à ses pièces: il l’aurait fait pour ne pas causer de tort à ses éditeurs” Or voilà une des raisons peut-être de l’ambiguïté fauréenne, si on la compare aux deux autres grands génies du piano français un peu plus jeunes, Debussy et Ravel: qu’est-ce que ces Barcarolles qui en ont l’air sans l’être, et ne ressemblent en rien à celle, si fameuse, des “Contes d’Hoffmann”? Ces “Valses-caprices” qui sentent le Second Empire? Ces Impromptus de quoi? Ces Préludes qui préludent à quoi? Regardez ceux de Debussy, il y a des titres, une possibilité d’évocation -et pourtant la musique de Debussy n’est pas plus simple… Quant à Ravel, sa “Barque sur l’océan” nous entraîne au milieu des vagues et de la houle, et son “Ondine”, on la voit plonger, disparaître et ressurgir dans cette rivière aux bords escarpés.

Trop fuyante, trop désarmante, la musique de Fauré. Debargue le reconnaît lui-même: “Univers paradoxal, où le flou côtoie le clair; l’expressif le réservé; le spontané l’austère; le violent l’inerte -et parfois même dans une seule mesure de musique” Alors, pour résoudre l’énigme, Debargue a eu une idée de génie -d’une simplicité extrême (comme souvent les idées de génie) : non pas organiser comme les autres pianistes le corpus fauréen par cycles mais chronologiquement. Et aussitôt tout s’éclaire, à plusieurs titres.

© Tim Cavadini

D’abord pour constater que le piano fauréen rythme absolument toute la vie du compositeur. Les opus pour piano se succèdent à une cadence étroite, s’organisent peu à peu autour des titres indiqués plus haut, et très chopiniens -Impromptus, Nocturnes, Barcarolles, Mazurka. Et même ces “Préludes” tardifs qui forment, eux, un cycle unique. Mais il y a mieux: par la grâce du découpage de ces 4 Cd -Debargue l’a-t-il voulu ainsi? Rien n’est jamais hasard- s’impose une identité de l’évolution fauréenne, car Fauré qui a vécu 79 ans et suivi avec attention (pas seulement comme directeur du Conservatoire) les avancées de la musique- contrairement à son ami Saint-Saëns qui, très souvent, les refusait- a lui-même participé à cette avancée vers une modernité qui n’est pas seulement liée à l’ombre de Debussy (un Debussy de 17 ans plus jeune que Fauré mais qui est mort six ans avant lui)

Ce qui est beau chez Debargue, et cette intégrale Fauré le prouve (il n’y manque que les deux oeuvres avec orchestre, la “Ballade” opus 19 dont nous avons ici la version pour piano seul et la “Fantaisie” opus 111), c’est ce mélange de spontanéité et de réflexion qui fait qu’il se lance à corps perdu dans chaque pièce, sans se préoccuper de ce qui s’est fait avant, donc en suivant son instinct… et la partition. Son anecdote à propos de la “Ballade” (je vous laisse la découvrir) est à cet égard très révélatrice. Et de toute façon le garçon sait toujours où il va, avec une intuition contrôlée sans laquelle tout artiste manquerait d’ossature.

Le premier Cd installe ce mélange de mélancolie et de jeunesse que l’on trouve dans le merveilleux “1er Quatuor avec piano”: l’hommage à Mendelssohn des “Romances sans paroles”, la grâce infinie de la “Ballade”, l’emportement sombre du “1er Impromptu” et la fougue du “2e”; ou l’esprit si français de la “1e Barcarolle”. Cette “Mazurka” bizarre, presque pyrénéenne (Fauré est né en Ariège). Et ces trois premiers nocturnes qui ont quelque chose de brahmsien. Fauré s’installe (et Debargue installe Fauré) dans tous ses contrastes.

© Tim Cavadini

Le second Cd est peut-être le plus déroutant . C’est celui où Fauré connaît la reconnaissance, au point qu’il s’ imprègne un peu trop de son époque. On retrouve dans le “3e Impromptu”, les “Nocturnes 4 et 5”, ces “Valses-Caprices” auxquelles il ne reviendra plus ensuite, les “Barcarolles 2 et 4” (la “3e” a une étrangeté dans l’évolution mélodique qui préfigure la suite), des échos de styles musicaux de ce temps-là qui ont un peu vieilli. Debargue a l’intelligence de les jouer comme si le génie était de la même essence mais, comme par hasard, les notules du pianiste (il y en a une sur chaque oeuvre) sont les plus brèves.

Le “6e nocturne” fait basculer Fauré vers autre chose, avec sa structure si complexe, fuyante, et sa haute virtuosité. La “5e Barcarolle” (qui ouvre le 3e Cd) est de la même eau, avant une “6e Barcarolle” qui est presque un adieu à la belle mélodie populaire. L’ambitieux et magnifique “Thème et variations” sonne lui aussi comme du Brahms français. Fauré évolue vers une musique qui s’échappe, qui revient, des phrases complexes, que Debargue, pendant le concert, expliquait très bien: ces formules qui n’évoluent jamais (bien sûr il en parlait d’un point de vue musical mais cela est parfaitement sensible à nos oreilles -et assez souvent déroutant) comme on s’y attendrait. Et, donc, qu’un pianiste doit rendre évident. Ce qu’évidemment fait Debargue.

Il faut écouter, dans les “Huit pièces brèves opus 84” où le refus d’un titre est cette fois emblématique, cette curieuse fugue qui serait de Bach si elle n’était de Fauré (grand organiste aussi, ne l’oublions pas). Les “Barcarolles 7 et 8”, l’ “Impromptu 4”, le “Nocturne 9” confirme cette évolution vers une musique “ascendante”, à la manière d’un Liszt, qui parcourt le piano vers son registre aigu mais avec une richesse particulière de l’écriture.

Le dernier Cd, le dernier Fauré, parachève ce chemin vers une musique “de silence” qui s’incarne dans les “9 préludes opus 103”. Il n’empêche: on n’est pas non plus dans l’atonalisme, même si l’on sent que si Fauré avait vécu dix ou quinze ans de plus… Et puis le vieux monsieur a encore une fougue intacte -cet “Impromptu n°5” qui pourrait être de Debussy, ou les si françaises et lumineuses “Barcarolle 12 et 13”. Il y a dans ces pièces ultimes un accomplissement, une sérénité, diversifiés par le caractère donné à chaque pièce -un “Nocturne” ne s’écrit pas, même pour Fauré, comme une “Barcarolle”. N’oublions pas non plus que cette période qui se conclut au piano par le profondément mélancolique “Nocturne n° 13” -mélancolique mais qui monte peu à peu vers la lumière, avec une puissance magnifiquement mise en scène par Debargue- est contemporaine des hauts chefs-d’oeuvre de la musique de chambre, le “2e quintette avec piano”, la “2e sonate pour violon et piano”, les deux “Sonates pour piano et violoncelle”, le “Trio avec piano”, le “Quatuor à cordes”. Conclusion d’un album, il faut le répéter, admirable, et dont il faut réécouter souvent telle ou telle pièce, d’abord parce que certaines ne se laissent pas apprivoiser si facilement. Petit regret: on eût aimé, puisque chaque oeuvre fait l’objet d’un petit commentaire, que chacune fût datée autant que faire se peut, afin de suivre un peu mieux les chemins du compositeur, dont on espère que ces 4 Cd le feront avancer dans la reconnaissance que lui marchandent encore trop de mélomanes -pour ne pas parler du grand public.






Gabriel Fauré: l’oeuvre pour piano seul. Lucas Debargue, sur piano opus 102 de Stephen Paulello. Un album de 4 Cd Sony Classical
















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