A Angers le festival “Pianopolis” secoue

Un jeune festival de piano et peut-être le premier avant Meslay à la mi-juin puis le prestigieux La Roque-d’Anthéron pendant l’été. Puis à l’automne Toulouse (“Piano aux Jacobins”), Angoulême (“Piano en Valois”), Beauvais (“Pianoscope”) J’en oublie. Retour sur “Pianopolis” où j’étais le week-end de l’Ascension.



Des jardins à Angers © Jeremy Fiori




“Pianopolis”, 2e. Et déjà un “directeur musical” prestigieux, Alexandre Kantorow. L’ambition de “Pianopolis”? Que le piano ne soit pas que dans sa version classique mais quand même… Et qu’il ne soit pas qu’un festival de vedettes mais c’est bien s’il y en a.

Donc le (désormais) célèbre duo Thomas Enhco-Vassilena Serafimova (piano jazz et marimba autour de Bach), une chanteuse qui joue (Suzanne Belaubre), Karol Beffa en musique de film (“L’aurore” chef-d’oeuvre muet de Murnau) et Karol Beffa en conférencier, divers autres, même Nelson Monfort, grand mélomane, on le sait peu. Un mélange. Mais il y a aussi un lieu, dans cette ville paisible à l’histoire si riche et liée -la douceur angevine- à la Loire si proche, cette épée d’eau tumultueuse qui a irrigué des siècles de pouvoir et de poésie. La douceur angevine, jusque là la Belle au Bois Dormant.

Un centre historique et de l’autre côté, la Doutre. On croit se retrouver au milieu de rien et ce sont d’autres lieux, d’autres vieilles maisons, d’autres églises qui surgissent, deux Angers, celui-ci d’outre-Maine. La Maine (mais Le Maine-et-Loire), vaste et tranquille rivière… d’une dizaine de kilomètres mais souvenez-vous: la Maine, réunion de la Sarthe, de la Mayenne et du Loir qui, à peine née, disparaît dans LA Loire -jeu sur les masculins et les féminins et donc cette Maine-là est bien de Loire comme l’autre Loir est bien de Cher. Entre, il y a une Indre avec la même Loire. Mais partout des châteaux, des abbayes, des jardins. Et un piano au milieu.

Paul Lay © Jeremy Fiori

SEQUENCE 1

Jardins de l’ancien hôpital Saint-Jean, créé en 1174 et qui a fonctionné pendant 7 siècles. Le lieu abrite aujourd’hui la tapisserie de Jean Lurçat, “Le chant du monde”, écho de celle de l’ “Apocalypse” du XIVe siècle conservée au château. Un monde fou, un temps superbe, pour écouter ce jeune homme longiligne qui s’avance: Raphaël Collard, 4 ans de piano au conservatoire d’Angers et désormais à Paris, au prestigieux C.N.S.M., et par ailleurs (les chiens ne font pas des chats) neveu de Jean-Philippe Collard. La gratuité (c’est aussi un des principes possibles de “Pianopolis”) a réuni des curieux “pour voir” et qui resteront sagement fascinés pendant les 45 minutes du concert.

Les 4 “Ballades” de Chopin. C’est bien de les entendre ensemble, même si elles sont séparées de quelques mois, de quelques années -en même temps Chopin n’a pas vécu non plus si longtemps. Car ces “Ballades”, multipliant les humeurs, thèmes différents, atmosphère qui passe de l’élégiaque au déclamatoire, du mélancolique au tendre, sont différents des “Impromptus” ou des “Scherzos”. Et Collard, 17 ou 18 ans, qui a un trac légitime -jouer devant un public si nombreux et surtout le “tenir”, s’en sort très joliment, même si, évidemment, tout n’est pas parfait. Mais il y a une humeur, une réflexion, un toucher. Talent à suivre et beau succès pour celui qui, par la suite, sera un excellent tourneur de pages, le temps d’un festival!

SEQUENCE 2

Au Grenier Saint-Jean, magnifique ensemble moyenâgeux où l’on stockait les marchandises alimentaires de l’hôpital, se tient la plupart des concerts. Une “Grange de Meslay” (si vous connaissez, et ce n’est pas si loin, près de Tours) en plus imposant encore. Plus vaste. Saskia Giorgini, pianiste italienne auréolée de deux “Diapason d’or” pour des albums consacrés à Liszt: elle joue trois compositeurs emblématiques du piano. Chopin. Comme trop souvent aujourd’hui un bouquet , trois “Valses”, un “Nocturne”, quelques “Mazurkas”. De Rachmaninov un choix de “Préludes”. Liszt bien sûr, une “Valse de concert” peu connue et, pour contrebalancer, le fameux “Rêve d’amour” plutôt de qualité. Jugement? Des doigts, du bon, du moins bon. On voudrait un morceau consistant, un Beethoven, un Brahms, un Schumann. Que reste-t-il? De réentendre mademoiselle Giorgini sans doute. Ou de faire confiance à d’autres confrères… mais on préfère son propre jugement.

Saskia Giorgini © Jeremy Fiori

SEQUENCE 3

Paul Lay. Brillant pianiste de jazz (le piano dans tous ses états, principe de “Pianopolis”), qui consacre une heure à Gershwin, quelques airs célèbres (“Summertime”), ou moins, de “Porgy and Bess” mais revisités en improvisant, et une “Rhapsody in blue” (qui fut créé il y a cent ans) dont il propose une version musicalement étonnante, du Paul Lay-Gershwin, basée sur la version pour piano seul, et qu’on connait moins, de Gershwin lui-même.

SEQUENCE 4

Belle idée: un piano au milieu des jardins, où peuvent défiler d’excellents pianistes amateurs. On rassure: n’importe qui qui jouerait avec trois doigts ne s’y risque pas, il aurait honte. Ce qu’on entend est beau, varié, parfois dérivant vers la musique de film ou vers le jazz, justement. Demain ce seront aussi des élèves du conservatoire d’Angers. On n’entendra plus Collard, on aurait aimé.

Le soir Kyrie Kristmanson et ses amis du trio SR9. Kristmanson, toque de fourrure (fausse?), longue robe boutonnée, pieds nus. On s’inquiète un peu: un trip écolo avec protection des abeilles et gentils dauphins? C’est évidemment beaucoup mieux. C’est même, montée en puissance, très bien. Kristmanson, excellent français et pour cause: canadienne et, si on l’a compris, vers le nord. Un Cd qui sort… et qu’ils vont jouer? Pas tout à fait non plus. Cd consacré aux compositrices: tarte à la crème? Un mélange, classique, folk (Kate Bush) et les propres compositions de Kristmanson, voix haute, comment dire? entre Kate Bush justement et Björk, pour faire vite. Le piano? Piano préparé, tenu par Nicolas Cousin, Angevin, mais qui a quitté sa ville. Et Paul Changarnier et Alexandre Esperet, ses complices, aux marimbas, vibraphone et glockenspiel -cet instrument popularisé par Mozart et sa “Flûte enchantée”. Complicité des trois garçons, qui sont aussi des rythmiciens, battements des paumes sur le corps pour accompagner la chanteuse, et qui s’expriment aussi à tour de rôle, comme Kristmanson, avec humour. Public ravi.

Jean-Paul Gasparian © Jeremy Fiori

Et de belles découvertes aussi. L’incoutournable Hildegard von Bingen, le “Pie Jesu” de la merveilleuse Lily Boulanger, pas tout à fait dans la voix de Kristmanson, qui émeut bien plus avec le bel “Hai Luli!” de Pauline Viardot ou le ravissant “L’autre jour en m”y promenant”, un “à la manière de” nos vieilles chansons d’enfance de Germaine Tailleferre. Et une très belle découverte, Béatrice de Die: “Après von Bingen, première compositrice de musique sacrée, nous explique Kristmanson, Béatrice de Die (ou de Dia) fut la première à composer de la musique profane sur un texte en occitan -une déploration d’amoureuse dont le chevalier servant est parti à la guerre sans qu’elle lui ait déclaré sa flamme, avec le risque qu’il ne revienne pas…” Etrange psalmodie venue du fond des siècles.

SEQUENCE 5

Levé à l’aube. Ciel lourd et sombre. Car en l’église de la Trinité (immense) du XIIe siècle, Lucas Debargue, très tôt, avec deux musiciens excellents de l’Orchestre national des Pays de Loire, Justine Pierre, violoncelliste solo depuis quelques années et Matthieu Handtschoewercker, nommé, lui, il y a peu, violon supersoliste. Le “Notturno” de Schubert (sublime, forcément sublime), le “Trio des Esprits” de Beethoven avec ce mouvement lent si beau, si étrange, où l’on se dit en écoutant Debargue, ses nuances, son élégance, sa justesse de toucher et d’esprit, “ah! oui, c’est autre chose”. Et ses deux camarades largement à la hauteur, dans la complicité d’un vrai trio qu’ils seront peut-être de plus en plus. Handtschoewerker nous expliquant que Beethoven voulait composer un opéra sur “Macbeth” et que ce mouvement s’inspirait directement de la fameuse scène des sorcières.

Pour finir un mouvement du “Trio” de Debargue lui-même, plein d’idées, mouvementé, puissant, débordant, comme si la musique française, au lieu de suivre une voie, disons boulézienne, avait suivi l’option “Groupe des six”. Autre chose, tout aussi (ou plus) passionnant.

Le trio Debargue-Handtschoewercker-Pierre © Jeremy Fiori

SEQUENCE 6

Dans l’abbaye (voisine) du Ronceray, un joli conte “Timouk, l’enfant aux deux royaumes”, mais surtout sur une très charmante musique de Guillaume Connesson, vive, subtile et légère, très bien jouée par l’ensemble “Minium 21” où l’on a remarqué l’excellente pianiste Hélène Desmoulin. Pour un festival de piano, c’est bien.

SEQUENCE 7

Retour au Grenier Saint-Jean pendant que les pianistes amateurs continuent leur concert pour le public des jardins. Jean-Paul Gasparian ose une confrontation Debussy-Tchaïkowsky. Musicalement c’est évidemment le mariage de la carpe et du lapin mais les réunit cette madame von Meck, bienfaitrice de Tchaïkowsky (qui voulut l’épouser pour cacher son homosexualité) puis, sans savoir ce qu’il deviendrait, qui engagea Debussy quelques mois pour faire de la musique avec lui -ils déchiffrèrent par exemple la “4e symphonie” de Tchaïkowsky lui-même.

Le “1er livre des Préludes” surprend. Un Debussy austère, purement musical, qui oublie volontairement les atmosphères pour mettre en relief les surprises de la musique pure: “Des pas sur la neige”, “La cathédrale engloutie”, “La danse de Puck”: silences, brumes, ironie, pieds de nez (dans “La sérénade interrompue” ), pointe sèche. Chaque trait exacerbé et cela fonctionne.

Oui mais… Gasparian applique le même traitement à la “Grande sonate” de Tchaïkowsky. Or on est dans un romantisme puissant où, bien sûr, priment ces mélodies sublimes sans lesquelles Tchaïkowsky ne serait pas Tchaïkowsky. Une sonate déstructurée, jouée à toute vitesse, où l’on finit par ne plus rien entendre -la mélodie du dernier mouvement est quasi inaudible tellement elle est jouée comme un TGV ivre. On respire enfin quand Gasparian nous offre en bis l’adagio du “Spartacus” de Khatchaturian, racines obligent. Dans un sentiment exact.

SEQUENCE 8

Alexandre Kantorow et Lucas Debargue en répétition © Jeremy Fiori

L’apothéose. Lucas Debargue et Alexandre Kantorow, nos deux lauréats du concours Tchaïkowsky de Moscou. Debargue 4e prix en 2015, Kantorow 1er prix en 2019. La rumeur (toujours médiocre, la rumeur!) voudrait les opposer. “Nous sommes amis, nous nous connaissons depuis bien longtemps” nous déclare Debargue. Et, pour le prouver ils ont décidé d’officialiser leur liaison musicale en proposant pour la première fois une heure à deux pianos. Mais d’abord Kantorow laisse Debargue s’exprimer en solo.

L’apothéose. Le “Thème et Variations” de Fauré. Commencer par Fauré LE concert le plus attendu d’un festival, c’est du Debargue. Et du Kantorow (qui approuve) Mais cette mélodie si simple et si belle, ces variations si intelligemment “variées” par Debargue; et, justement, la simplicité avec laquelle il les joue -pourquoi, avec ce Fauré-là, ne pas être simple? On en connaît qui ne le seraient pas. Mais ils ne jouent pas Fauré.

Une “sonate au clair de lune” de Beethoven (on était prévenu) au premier mouvement très lent -et que Debargue maintient jusqu’au bout dans cette lenteur spectrale. Mais dans ses choix de musicien Debargue a toujours des arguments imparables, ici une lettre même de Beethoven où il parle à peu près de blancs fantômes, de spectres, rien du joli clair de lune des amoureux. Silence religieux, plutôt de respectueuse stupeur, après quoi en échange l’allegretto est pris un peu plus vite que d’habitude, avant la fureur du Presto agitato, avec ses ruptures, ses tensions, ses ralentis, comme s’il y avait deux voix beethovéniennes, la première intime, intérieure et sur le même thème, une voix qui clame, harangue, s’adresse à nous comme un tonnerre. La “3e Ballade” de Chopin, que Collard avait bien réussie, jouée cette fois assez lentement, fait chanter toutes les voix qui se superposent.

Kyrie Kristmanson et le trio SR9 © Jeremy Fiori

L’apothéose. Kantorow s’installe. Le jeune homme qui est réservé dans la vie (“amis et en même temps très différents” ajoutait Debargue l’extraverti), montre une vraie autorité devant son piano, comme “déboutonné”. Ils doivent être avec Debargue, dans les deux partitions qu’ils ont choisies pour une première, d’être d’une précision rythmique absolue, se glissant dans les espaces laissés par l’autre comme des gymnastes ou des danseurs pour qui les gestes ne font plus qu’un. Surtout dans ces “Nocturnes” magnifiques, un des premières grandes partitions de Debussy, mais transcrite pour 2 pianos par un Ravel qui réussit à glisser (lui aussi) du Ravel dans la musique de son confrère. “Nuages” en lents mouvements, harmonies si subtilement, si justement placées, avec des délicatesses de peintres japonais. “Fêtes” si joyeuses, entraînantes -je les conseillerais à ceux (il y en a) qui ont encore des difficultés avec Claude de France. “Sirènes”, comme si elles nageaient autour d’une cathédrale engloutie.

La “1e suite pour 2 pianos” de Rachmaninov, on la connait mieux, on l’a entendue par Argerich, par Lugansky. La légèreté, les climats si différents, d’elfes, de cristal, de chants d’oiseaux, de glas, un Rachmaninov de 20 ans nous montrant déjà à quel pouvoir d’évocation il peut aboutir, dans la lignée d’un Liszt, d’un Liszt russe. Les oiseaux sont de la Volga, les glas sont orthodoxes et dans le magnifique dernier mouvement, très inspiré du couronnement de “Boris Godounov”, il y a des cloches de joie. Supérieurement sonnantes et se répondant avec une précision de millimètre et une poésie de crépuscule.

Les cloches d’Angers, quand nous sortîmes, sonnaient, elles, la messe du soir.



2e Festival Pianopolis dans différents lieux d’Angers (49000), du 9 au 12 mai.







































































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