Les “Arts Florissants” fêtent Noël dans la sublime abbaye royale de Fontevraud

Une abbaye admirable et pleine de musique, dans la froidure de la fin d’automne. L’alliance d’un lieu et d’un son, Bach et l’art roman. Ainsi se déclinait ces jours-ci la série de concerts donnée à Fontevraud par Les Arts Florissants

Miriam Allan et les musiciens © Léonard-de-Serres




On a gagné Fontevraud par un après-midi d’automne où, après tant de pluie, un soleil à la pâle clarté mettait des reflets d’argent sur la Loire pleine que bordaient des arbres dénudés teintés d’une lumière rousse et brune. Sur les levées, ces routes étroites qui servent de digues aux fureurs du fleuve, quelques villages aux châteaux éparpillés attendaient le soir en silence. Il y avait une plénitude dans ce calme campagnard, plénitude peut-être renforcée par les souvenirs qu’on avait, en une tout autre saison, de Fontevraud, lovée comme toutes les abbayes au fond d’un vallon entouré de forêts.

On était aux confins de trois régions anciennes: l’Anjou, la Touraine, le Poitou. Qui font aussi partie aujourd’hui de trois régions séparées. Rien ne les distinguant évidemment. Mais autour de Fontevraud il y a désormais un village, aux rues paisibles en pierre claire de Loire, et dont les lumières de conte de Noël brillaient quand nous quittâmes le domaine. Mais on anticipe: le domaine, le terme est juste. Le domaine immense, dont il faut faire le tour en se perdant, d’autant quand la nuit s’installe, même si un jeu de lumière un peu trop contemporain -des bleus flashy, des roses carmin- forment comme une signalétique pour ceux qui trébucheraient sur les pavés disjoints. Autour de la magnifique église abbatiale, le cloître, les bâtiments conventuels (où s’est glissé un hôtel de luxe), un autre cloître, des cours, des jardins, des écuries, une cuisine au toit “en écaille” (emblématique!), des souvenirs, des photos, un jardin encore. Des escaliers, des recoins, de quoi se perdre.

Le cloître éclairé © Léonard-de-Serres

Et désormais un musée. D’art moderne. Degas, Vlaminck, Derain, Germaine Richier, Soutine, Chabaud, tant d’autres. Veillés par quatre gisants impassibles, au coeur de l’église. Reines et rois.

Dans le pur vaisseau roman de si belle ampleur, au coeur de cette France si française, reines et rois dont trois étrangers et la dernière, morte étrangère après avoir été reine de France: Aliénor d’Aquitaine, et qui porte un livre, preuve de la hauteur intellectuelle qui était sienne. Morte donc reine d’Angleterre (l’Anjou était alors possession anglaise), gisante auprès de son époux Henri II Plantagenet, de son fils Richard Coeur de Lion. Et, bizarrerie, non pas auprès de l’épouse de celui-ci (qui, elle, est enterrée… près du Mans) mais de la femme de son autre fils -roi lui-même- Jean Sans Terre, ladite Isabelle d’Angoulème.

Compliqué! Mais l’abbaye elle-même avait un statut particulier: accueillant à la fois moines et moniales. Oh! ne nous emballons pas: dans quatre bâtiments distincts. Mais sur le même territoire. Et sous l’autorité générale d’une femme! Abbesse qui, dans un premier temps, ne prenait d’ordres que du pape. Puis ensuite aussi du roi… de France. Fut-ce pour effacer une forme de “honte” que Fontevraud abritât des sépultures anglaises? Plus on avança dans le temps, plus les abbesses débordèrent du prestige du nom: du sang royal, des Bourbon, la soeur de la Montespan, la fille d’Henri IV, d’accord bâtarde mais légitimée. Evidemment on ne toucha pas aux tombeaux, sublimes dans leur hiératisme dépouillé où l’on lit encore des traces de bleu et de rouge. D’un roi à un autre, même de nations ennemies, il y a du respect.

Musiciens et chanteurs © Léonard-de-Serres

La révolution amena du trouble. Pillage, abandon. Napoléon en fit une prison. Violente. Il faut voir dans la partie muséale l’état de délabrement du lieu sur des photos du début du XXe siècle: cette misère serre le coeur, misère des hommes (Jean Genet en parla), misère des pierres. Sauvées quand la prison ferma dans les années 1960, même si Prosper Mérimée avait sonné le tocsin bien plus tôt et qu’on avait commencé dès la fin du XIXe siècle à s’occuper du cloître et de l’église.

On comprend aujourd’hui la volonté de faire vivre ce miracle. Par exemple avec la série de concerts du temps de Noël qui a commencé avec les Arts Florissants: la formation créée par William Christie, à géométrie variable, habituée des lieux, y donnait trois rendez-vous, un autour de chants de Noël, un avec “Le Messie” de Haendel (évidemment à guichets fermés) et le tout premier autour du premier de tous, le grand Bach.

De beaux sapins éclairés derrière les musiciens, nous dos tourné au choeur et aux gisants -mais l’abbatiale n’est désormais plus en activité pour les rituels religieux, les concerts sacrés en tiennent lieu-, écoutant l’intimité d’un temps festif, cantates de poche, musique d’orgue, recueillement et joie, et seulement quatre solistes, violons par deux, altos par deux, violoncelle et contrebasse, ainsi que le petit orgue de Florian Carré qui joue avec simplicité le “Nun komm der Heiden Heiland”, choral de Bach…

Cloître et clocher © Léonard-de-Serres

C’est autour de ce choral protestant que se construit le concert: “Aujourd’hui vient le sauveur des nations”. Texte de Luther. Que les catholiques, eux, traduisent en “Veni Creator”. Le “Nun komm der Heiden Heiland” ouvre aussi le concert avec Telemann et le clot avec Bach. Sous forme de deux cantates “pour le premier dimanche de l’Avent”, à quatre solistes, dont Paul Agnew, le fidèle collaborateur de Christie, ici à la direction et à la partie de ténor qu’il assure avec vigueur et musicalité.

Et la comparaison… musicale est passionnante. Ce Telemann joyeux, éclairant de son emportement et de son énergie le temps du miracle de Noël qui est aussi une fête des yeux et de l’âme: quoique Telemann fût protestant lui aussi il y a là une vigueur, presque une naïveté, dignes des catholiques. Le Bach (“Cantate BWV 61”, le choral pour orgue étant une pièce indépendante) montre un Noël où l’on n’oublie pas les Ecritures, dans une solennité de la joie qui ne déborde jamais du cadre de la méditation. Mais avec des trouvailles sublimes, comme ce récitatif de la basse sur des pizzicati des cordes, très triste, très étrange, défendu par Edward Grint avec une juste élégance. Suivi par un air de soprano avec violoncelle et orgue (seulement) avant un “Amen” tonitruant, fugué comme il se doit (c’est du Bach!) et joyeux… à la Bach: on ne jette tout de même pas des cotillons sous les voûtes du temple.

On aura navigué entre les deux grandes figures avec une troisième, un peu antérieure, Buxtehude, plus austère, on le sait: une cantate “In dulci jubilo” pour trois voix, soprano, mezzo, basse et les instruments qui prolongent les voix. Puis le “Das Neugeborne Kinderlein” (Le Petit Enfant Nouveau-né) dont les quatre voix aux accents primitifs se superposent pour raconter la naissance du Christ, prenant la parole de manière entremêlée comme dans une conversation sur un sujet si essentiel que les mots se bousculent, faisant de ce morceau celui d’un Monteverdi du Nord.

Et (enfin) Paul Agnew © Léonard-de-Serres

Au milieu encore deux inconnus: “Ein kleines kinderlein” de Franz Tunder, si joli air “avec 5 instruments” que défend la voix ravissante de Miriam Allan. Et, de Christian Geist, un “Wie schön leuchtet der Morgenstern” énergique (Ainsi brille avec force l’étoile du matin) d’abord confié à la soprano puis aux autres solistes avec un tapis de cordes d’une très belle écriture. Bach, donc, conclut. On aurait bien prolongé la rencontre, on n’a même pas cité le beau timbre grave de Mathilde Orstscheidt, parfois couverte par ses camarades (mais le rôle des contraltos n’est pas le plus simple), on a noté aussi l’engagement des violonistes, Tami Troman et Juliette Roumailhac, la cohérence du groupe, de ces musiciens si habitués à jouer ensemble qu’ils exaltent d’autant la magie de Noël devant les sapins qui scintillent. On a retraversé la magnifique nef avec un coup d’oeil aux gisants impassibles. Dans un conte de Noël (surtout anglais) on aurait deviné leur coeur palpiter, une larme ombrer leur joue. Mais rien.

Tout de même, pour ce temps de joie, ces reines et ces rois auraient pu faire un effort.



Concert des Arts Florissants, direction Paul Agnew: oeuvres de Telemann, Bach, Buxtehude, Tunder, Geist. Abbaye royale de Fontevraud (Maine-et-Loire) le 25 novembre.

Il y aura encore deux concerts ce week-end, samedi 16 décembre par la maîtrise de Notre-Dame de Paris. Dimanche 17 (déambulatoire dans l’abbaye) par la maîtrise de la cathédrale de Nantes.

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