Anne Queffelec: un Mozart entre “révolte et rêve”

Deux chefs-d’oeuvre absolus en Cd, les concertos pour piano 20 et 27 (l’ultime) de Mozart, par une Anne Queffelec d’un naturel très émouvant

Mozart qui l’accompagne depuis si longtemps, Mozart qui, dit-elle, était déjà si présent dans la sphère familiale grâce à un père qui l’adorait à une époque où ce n’était pas si répandu. Une petite Anne qui, dit-elle, a choisi ces concertos-là “pas seulement pas le contraste de la révolte et du rêve mais parce qu’ils appartiennent à mon enfance et à ma jeunesse”.

© Caroline Doutre

Est-ce plus prosaïque? Non puisque cette familiarité a développé aussi une maturité due à un accompagnement de tant d’années, conscient ou inconscient, qui a nourri l’art de la pianiste. Le 20, un des deux concertos en mineur, ré mineur exactement, la tonalité sombre du “Requiem” (la colère aussi) et la couleur du “Don Giovanni” (la révolte). Le 27, qui tutoie les anges, le dernier, d’un Mozart qui n’a plus que 11 mois à vivre. Le sait-il? Non assurément. Le pressent-il? Peut-être.


12 chefs-d’oeuvre en 3 ans à peine

Et de ces concertos qui sont à Mozart ce que les 32 sonates sont à Beethoven, mais d’une manière si autre? Queffelec choisit les plus emblématiques, celui le plus près de l’enfer et celui de plus près du ciel. Dans le livret du Cd elle commence par pointer comment, en moins de 3 ans, de février 1784 à décembre 1786, naissent par brassées 12 chefs-d’oeuvre (du 14e K.449 au “triomphal” 25e K.503; mettant déjà à part l’ultime, encore plus haut que ces 12-là, le 27. Et entre parenthèse le 26e, le “Couronnement”, de moindre profondeur et de moindre beauté. Mais avant? N’extraire des premiers que le miraculeux “Jeune Homme”. Bon, ne chipotons pas. On est encore plus “laxiste” que Queffelec (qui, concernant les 12 en question, a raison sur toute la ligne), on craque aussi sur les 11 à 13, et sur les “petits” 5, 6 et 8, et sur le “3 pianos” et sur le “2 pianos”. Bref sur tous, chacun étant une marche que l’on gravit comme aux pyramides aztèques, le souffle de plus en plus coupé par le vertige que l’on affronte.


Les leçons de Clara Haskil

Mais il y a autre chose qui fait notre bonheur avant même d’avoir entendu une note: c’est la référence de Queffélec à celle qui l’a accompagnée toute sa jeunesse, “Clara Haskil, dans le K. 466 inlassablement écouté”: ce disque miraculeux, le testament d’Haskil, morte quelques semaines plus tard en chutant dans les escaliers de la gare de Bruxelles, et qui a nimbé ce concerto et l’autre en mineur (le K. 491, plus solennel et dramatique) d’une grâce diffuse, d’une élévation d’âme et presque d’un sentiment de l’au-delà (pourquoi faut-il que les travaux ultimes des musiciens, compositeurs et interprètes, soient à ce point nimbés de ce sentiment ténébreux, alors que, souvent, rien ne laisse entendre que leur fin est proche?) avec ce toucher inoubliable, de coton et d’argent, qui fait jaillir les larmes. On avait alors reproché l’accompagnement de l’orchestre, un Lamoureux qui ne déméritait pas pourtant et un Igor Markevitch, chef un peu oublié, qui connaissait son affaire et mettait, en beau contraste, la colère dans le K.466, le drame dans le K. 491, comme un contrepoint à la poésie admirable et funèbre de Clara Haskil.


Le dépouillement du jeu

C’est effectivement la difficulté (moins dans le K.595): cet équilibre entre un piano “de l’au-delà” et un orchestre qui doit maintenir le prosaïsme sans la lourdeur, tout le poids de la terre et de l’humaine condition. Avec, de plus, évidemment, la nécessité d’un dialogue, car les concertos de Mozart sont des concertos de dialogue, de réponses, d’entrelacs, et non de lutte. En tout cas s’il y a lutte, ce sont piano et orchestre tournés vers le même ennemi. Pour l’ultime de ces concertos Queffélec utilise des mots qu’elle applique “à la lettre”: détachement, secret, introspection, dépouillement, aucune virtuosité qui se fasse entendre. Mais ce dépouillement pourrait être encore plus sensible dans le mouvement lent, déjà à la limite du silence. Et l’orchestre a la rude tâche d’être encore un peu trop compact: on le voudrait et plus douloureux et plus transparent. Douleur que Queffélec refuse elle aussi, de peur sans doute d’être trop sentimentale. L’élégance, la parfaite simplicité, le toucher aussi net que limpide, comme s’il ne s’agissait pas d’un testament, comme si (et c’est une volonté louable) l’on ne devait pas anticiper par trop de pathos (car le pathos, chez Mozart, ne voudrait vraiment rien dire) sur le fait qu’en ce 5 janvier 1791 où il achève cette oeuvre sublime il ne peut savoir qu’il n’y aura pas d’autre 5 janvier.


© Caroline Doutre

Mais évidemment il y a un orchestre. Qui ne démérite pas. Et un chef, Lio Kuokman. Qui ne démérite pas non plus. On leur fera cependant le reproche de suivre Queffélec, de ne pas rechercher des arrière-plans, une complémentarité, quelque chose d’autre et, pour ce K. 595, dans le même esprit. Quadrature du cercle. Peut-être aurait-il fallu que Queffélec elle-même prenne la baguette (ce qu’elle n’a jamais fait), à l’instar de Perahia, Barenboim, Zacharias.

J’ai justement réécouté Perahia. Il insuffle à l’English Chamber Orchestra, à chaque phrase reprise du soliste, d’aller plus loin, plus profond, de basculer du spirituel au métaphysique, avec des cordes éthérées, un tissu sonore venu du fond des temps, descendu du ciel ou y retournant. Avec Lio Kuokman on reste sur terre. Bien trop, pour ce qui est, avec le “Divertimento K. 563 “(pour trois cordes, musique pure!), le grand testament de Mozart, “Requiem” mis à part, qui est si particulier.

Un concerto de colère ou de révolte

Dans le K. 466 la donne est différente. L’orchestre a sa propre autonomie, sensible surtout dans le mouvement lent où, à la tristesse, la résignation dépouillées du piano, il répond avec force, énergie -révolte, écrit Queffélec concernant toute l’oeuvre -et l’on louera au passage la qualité du texte écrit par la pianiste. Révolte? Contre qui? Le sort des hommes imposé par Dieu? L’ordre social du monde imposé par les hommes? Un coup d’épée presque unique suivi aussitôt du K. 467, le 21e concerto, si paisible, si solaire? Non, pas tout à fait un coup d’épée, il y aura à la même époque le “Don Giovanni” mais Mozart n’épouse pas la liberté du personnage, qui peut se faire odieuse. Et je dirais, moi, plus que révolte, colère. Car la révolte est contre un ordre, une situation que l’on combat. La colère est plus diffuse, elle tourne et infuse, fait mal aussi car son objet n’est pas toujours identifié. Colère contre Dieu encore, le sort injuste des hommes, le sort injuste du génie Mozart contre des supérieurs stupides, voire un empereur qui se pique de connaître ce qu’il ne connaît pas.

Une atmosphère de vagues sonores et de nuages gris

Et même, ce mouvement de désolation, le deuxième (“Romance”), Anne Queffélec le joue avec un calme et une simplicité peut-être excessifs mais évidemment délibérés, préparant ce passage fulgurant, comme une parenthèse furieuse au milieu d’un mouvement lent, par essence apaisé -et Schubert en fera une encore plus hallucinée dans son avant-dernière sonate, la D. 959-, passage qu’elle joue en accélérant le tempo, la vitesse servant de réceptacle à la révolte; et quand elle reprend le thème initial, on a le sentiment qu’il est un peu plus rapide que la première fois, comme si les ombres s’étaient faites plus inquiètes et que la mort eût gagné encore quelques pas sur la vie.

Dans ce mouvement l’orchestre suit la pianiste. Mais Lio Kuokman réussit très bien l’introduction du concerto, ces vagues sonores au climat si sombre comme si la tempête grondait dans l’attente d’éclater, montant d’un ton après chaque phrase, avant que le piano n’entrât, dans sa nudité même, sur le ton du murmure, apaisant mais cachant à peine son angoisse, dans un vrai dialogue de la soliste et de ceux qui l’entourent où chacun tient un discours, sur ce fond de nuages noirs et gris, sans savoir encore lequel aura deviné la vérité, ce qui est aussi le propre d’un concerto, qui peut être lutte autant qu’entente.

Un Mozart qui a compris son temps

Le dernier mouvement réconcilie orchestre et piano. On va vers une révolte (selon Queffélec), une colère (selon moi), communes: dialogue, ou pourrait dire de l’ombre double (pour paraphraser Pierre Boulez). Mais là encore ou peut reprocher à la partie d’orchestre de ne pas aller plus loin, ce que permettrait le poids de 40 instruments face à un seul, et c’est ainsi aussi que Mozart l’a écrit. Le travail de Kuokman et de ses musiciens est propre mais sans idées particulières alors que Queffélec, elle, sait très bien où elle va. C’est ce qui fait le prix de ce Cd. On peut lire autrement ce concerto -voir encore une fois, et par exemple, un Perahia qui lui donne, avec un toucher sublime, une dimension métaphysique. Mais Queffélec refuse de faire de Mozart un Beethoven avant Beethoven, un annonciateur, un précurseur. Simplement quelqu’un qui a compris son temps, et que son temps angoisse. Ce qui va suivre (et pas seulement en France), cette tourmente européenne que Mozart connaîtra à peine, il faut, du point de vue de la pianiste, le réserver à d’autres. De ce point de vue la cohérence de sa pensée est aussi une vertu de ce Cd.

Mozart: concertos pour piano n° 20 K.466 et 27 K. 595. Anne Queffélec, piano. Orchestre de chambre de Paris, direction Lio Kuokman. Un Cd Mirare.














I



Précédent
Précédent

De Bach à Brahms le pianiste Nathanaël Gouin fait ses “caprices”

Suivant
Suivant

Callas a 100 ans